Daouiya, Fatima, Hiba, Besma… et les autres

Par Mustapha Labraimi

Daouiya, mère célibataire, vivait de son travail aux maraichages des environs de la ville de l’oléastre. Elle se levait à l’aube pour rejoindre le moukaf, place où se retrouvaient ses semblables pour être recrutées au jour et travailler à la tâche. Sa fille, née hors mariage, restait sous la garde de sa grand’mère.  

Daouiya était de grande taille ; et même enveloppée dans ses habits pour se protéger du froid et du soleil, on distinguait sa forme et ses rondeurs bien réparties, une doukkalie de souche. Au moment où elle rejoignait la place,le caporal recruteur, était entouré d’un cercle de femmes qui offraient leur disponibilité au travail. Il l’aperçût se dirigeant vers Fatima qui tenait une table pour petits déjeuners traditionnels. Celle-ci avait choisi un eucalyptus dont le tronc était assez massif pour lui servir d’une sorte d’arrière-boutique. Daouiya prit place en face de Fatima qui lui servit un bol de soupe faite à base d’orge. Elle y ajouta de l’huile d’olive, touilla l’ensemble et se sustenta. Daouiyas’informa de l’évolution de l’état de santé des malades grabataires que Fatima suivait. « Lhamdolillah » lui répondit-elle en lui servant du thé et un morceau de pain avec des olives noires. Daouiya paya son dû et se dirigea vers le pickup.

De bonne humeur, même dans le brouhaha du moukaf, Daouiya mettait de la chaleur dans ses contacts et de l’ambiance dans l’équipe embauchée, elle avait toujours un mot qui faisait sourire dans la grisaille matinale ou dans l’action laborieuse dans les champs. Il lui arrivait d’entonner une complainte où elle exprimait ses préoccupations du moment et ses amertumes. Aussitôt, la complainte était reprise par le chœur des femmes dans un partage mélodieux, aussi triste soit son thème. Son enfance et l’affection qu’elle n’avait pas trouvé pas dans sa famille, son adolescence et son ingénuité à croire ceux qui la flattaient et sa jeunesse qui se perdait dans la tourmente du quotidien. Son corps brimé et son âme corrompue par l’apparence, par la brillance qui n’était pas or. Les mots crus qu’elle utilisait dans sa complainte retraçaient le vécu, celui qui a été subi sans pudeur. Ses compagnes le savaient autant qu’elle, dans leur chair et surtout dans la noirceur de leur horizon.

Arrivées au champ, les femmes se mirent en ligne pour commencer la plantation de la pomme de terre. Elles avancèrent au même pas, l’échine courbée. Le sol léger se creusait facilement. Elles devaient terminer le labeur sans arrêt pour permettre à l’ensemble des semences de se développer d’un seul tenant. Leurs gestes, acquis par l’expérience, étaient précis. Elles se parlaient entre elles, se racontant les informations du derb et se partageant leurs préoccupations immédiates. Des souffrances issues du besoin et de la pauvreté qui rendent la vie inconsistante et médiocre.

De retour des champs, Daouiya s’occupait à préparer ses affaires pour le lendemain. Des légumes récupérés, elle en faisait un tagine qu’elle mettait sur un brasero devant la porte de la maison. 

A son anniversaire, Hiba se demanda quel âge elle avait. Elle commençait la trentaine. Cette affirmation lui donna une prise de conscience de son état et de l’inquiétude pour son devenir. Elle se sentait non accomplie, dans le sens qu’elle n’avait aucun élément qui lui assurait la stabilité quelle convoitait. Ses problèmes avec son mari exacerbaient en elle ce sentiment d’être seule. Plus que de la solitude, elle sentait qu’elle était dépourvue de tout ce qui pouvait la rassurer sur son lendemain. Elle rêvait d’un travail qui la rendrait indépendante matériellement, d’une maison dont elle serait la propriétaire, d’un enfant légitime à qui elle pourrait donner ce qu’elle n’a pas eue dans son enfance. Elle n’acceptait pas cette situation de « bonne à tout faire » que son mari voulait lui imposer.

Hiba se sentait exploitée dans la maison conjugale. Elle n’avait aucun moment pour elle et quand elle pouvait en avoir, elle se sentait emprisonnée dans cette cour où elle prenait sa pause, donnant sur la rue mais entourée de ferronneries. 

Besma est orpheline du père alors qu’elle avait deux ans. Sa mère encore jeune se remaria et garda l’enfant. À l’âge de huit ans, Besma attirait l’attention de « l’homme de sa mère » comme elle l’appelle dorénavant.

Celui-ci était gentil avec la fillette. Il lui apportait des bonbons. Il lui achetait des vêtements, essentiellement ceux du dessous. Il la prenait sur ses genoux, l’embrassant, la faisait rire. Besma appréciait sa gentillesse et, dans son innocence, répondait à ses demandes. Une bise, se faire doucher, changer de vêtements et même jusqu’à prendre son sexe entre les mains pour voir s’il n’est pas « blessé » comme le suggérait l’homme. La fillette ne se doutait de rien. C’est avec le temps qu’elle va prendre conscience des actes de « l’homme de sa mère ». Il jouissait en soumettant la fillette à des attouchements ou en lui demandant de chercher un bobo sur son sexe.

Depuis, la fillette refusait d’obtempérer à ses désirs malsains. Elle alla se confier à sa mère, espérant trouver auprès d’elle une protection. La mère lui imposa le silence en matraquant que son homme était son père et qu’il ne faisait que jouer avec elle et qu’elle devrait ne rien dire à quiconque. Ce refus allait marquer la relation de la fille avec sa mère à jamais. Elle la soupçonne même d’avoir fait semblant de ne pas voir ce que sa fille subissait. Elle pense que sa mère l’avait trahie pour garder son nouveau mari, sa nouvelle famille.

Besma s’adressa alors à sa grand-mère paternelle. Celle-ci demanda alors qu’elle vienne habiter chez elle. Elle l’entoura de l’affection nécessaire et c’est dans son giron que Besma grandit et devint adulte.

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