Ancrage social et éclectisme esthétique

vient confirmer un constat, celui qui a vu ses prémices émerger lors des années 90, celui de l’engouement du public marocain pour son cinéma. Désormais et ce sera une tendance lourde des années 2000, ce sont les films marocains qui détiendront les premières places du box office local.

Des retrouvailles sur la base d’ingrédients, de démarches et de choix thématiques et artistiques qui permettent, d’emblée,  de souligner que le cinéma est devenu aujourd’hui au Maroc la première forme artistique d’expression de l’imaginaire collectif de notre société. Des films ont suscité non seulement un intérêt public et critique mais ont provoqué de grands débats de société et franchi  l’enceinte du parlement, faisant réagir l’opinion publique, au-delà du cercle des cinéphiles et des  professionnels. C’est le cas de Ali Zaoua (Nabil Ayouch, 2000), Marock (Layla Marrakechi, 2005), Casanégra (Nour Eddine Lakhmari, 2008), Amours voilées (Aziz Salmi, 2008), Zéro (Nour Eddine Lakhmari 2012)…
Globalement, on peut relever trois caractéristiques qui vont marquer ce cinéma à l’aube des années 2000 et que nous retrouvons confirmées aujourd’hui.  Une production de plus en plus régulière ;  une visibilité  locale et internationale de plus en plus effective et une diversité à la fois générationnelle, thématique et esthétique indéniable.
Une production régulière qui fait du Maroc, un véritable pôle d’une industrie cinématographique émergente, inédite dans la région. Si,  à la fin des années 90, la moyenne des films tournés ne dépassait guère les cinq ou six films, en 2012, la production marocaine atteignait les 25 films par an !  Le festival national du film – l’équivalent marocain des  Goya espagnols – né en 1982,  trouvait moult difficultés à se tenir faute de réunir  un nombre de films suffisant, et a vu son développement connaître un tournant décisif en 2007, puisqu’ il va devenir annuel pour être justement au rendez-vous de cette production. Derrière cette embellie, il y a l’existence d’un outil formidable qui a fait largement ses preuves, c’est  l’aide publique au cinéma. C’est un système qui a vu le jour en 1980 sous forme d’une prime à la production, pour ensuite connaître une évolution positive sous forme de remaniement et d’amélioration pour aboutir à la formule actuelle, née en 2004, celle de l’avance sur recettes  Tous les observateurs objectifs du champ cinématographique marocain sont unanimes : le cinéma marocain serait resté une chimère sans cette aide publique. Les résultats sont là pour l’attester. De 2004 à 2012, le nombre de longs métrages soutenus par l’avance sur recettes a atteint le chiffre de 124 pour un montant de l’équivalent de 406 870 000,00 dirhams. L’argent mobilisé par l’Etat au service de l’aide au cinéma a connu un croissement continu : de 20 200 000 DH en 2003, ce chiffre passera à 40 300 000 DH en 2007. Pour se stabiliser ces dernières années autour de 60 000 000 DH par an. C’est une commission indépendante composée de 12 personnes qui se réunit trois fois l’an pour discuter et décider des montants à accorder à chaque projet. Le court métrage a également  connu une forte croissance à partir de 2003, bénéficiant de l’aide dans les mêmes conditions que le LM, avec une production oscillant entre 80 et 100 courts métrages par an.  
La grande nouveauté de ces années, c’est que c’est un cinéma qui répond à une véritable attente du public… qui n’hésite plus à faire d’un film marocain le champion du box office comme c’est le cas d’une comédie populaire, «Route pour Kaboul de Brahim Chkiri (2012) toujours à l’affiche, en passe de battre tous les records d’entrées. Le peu de salles encore en exercice subsistent grâce aux films marocains, nous assurent de nombreux professionnels.
Cette rencontre n’est pas fortuite. On peut y voir la conséquence de la grande diversité de ce cinéma. Générationnelle d’abord. Nous retrouvons ainsi des pionniers qui continuent de travailler avec des fortunes diverses ; c’est le cas de Abdelkader Lagtaâ qui tourne en 2013 une adaptation du récit de vie de l’ancien détenu politique Abdellatif Laabi (Prix Goncourt de poésie), de  Jilali Ferhati  (qui a signé entre autres, Mémoire en détention, 2004)ou encore Abderrahmane Tazi et Hakim Noury…Une génération qui s’est vue renforcée par l’arrivée des Nabil Ayouch, Nour Eddine Lakhmari, Layla Marrakechi, LayLa Kilani, Faouzi Bensaidi, Mohamed Achoer et Hicham Lasri…
Mais c’est aussi un cinéma porté par sa grande diversité thématique et son éclectisme esthétique. Tout un cinéma de tendance populaire n’hésite pas, ainsi, à puiser sa thématique dans l’actualité immédiate dessinant de grands axes de signification sur lesquels s’établit un large consensus social : le statut de la femme, l’émigration par exemple. Une tendance, en fait, portée par ce que l’on pourrait qualifier de scénario de proximité où les ingrédients de la vie quotidienne constituent la base du ressort dramatique ; c’est le cas du cinéma de Mohamed Ismail, Hassan Benjelloun, Saad Chraibi, Mohamed Asli…
C’est le cas aussi des films qui ont abordé de front des aspects relevant jusqu’à une date récente de «sujets tabous» comme toute cette tendance dédiée à la mémoire des années de plomb. Thème abordé sur un plan symbolique et décalé avec Mille mois de Faouzi Bensaidi (2003) ; ou avec  Mémoire en détention de Jilali Ferhati  (2004) jouant sur le registre de l’ambigüité en mettant au centre de son récit un détenu amnésique ; il sort de prison pour entamer une quête dans sa mémoire refoulée à l’instar de toute une société qui cherche à se réapproprier sa mémoire collective. Mémoire collective aussi avec ce retour inédit sur la question de l’émigration juive marocaine : Adieu mères de Mohamed Smail ( 2007),  Où vas-tu Moshé ? de Hassan Benjelloun  (2007).
Cet intérêt pour les «grands» sujets  de société n’occulte pas des films qui investissent le champ de l’intime ; du corps individuel comme métaphore du corps social. Le vétéran Latif Lahlou, dans Les jardins de  Samira (2007) aborde avec délicatesse,  la question de la misère sexuelle au sein du couple. La question du corps omniprésente dans le cinéma de la nouvelle génération tel le corps mutilé dans Les yeux secs de Narjiss Nejjar (2003) ; le corps dans un contexte interculturel Marock de Layla Marrakchi (2005), et Hicham Ayouch dans Fissures (2009).
Si le cinéma n’est pas monolithique, même s’il est épisodiquement traversé de certains thèmes transversaux, il est aussi le lieu d’un recentrage esthétique vers davantage d’expérimentation et d’ouverture. Le cinéma du scénario qui a porté le démarrage du cinéma marocain est de plus en plus enrichi par un cinéma de la mise en scène qui n’hésite pas à revisiter des genres fortement codés du cinéma international, comme le film noir,  pour les redéployer dans un environnement marocain. C’est le cas de Zéro de Nour Eddine Lakhmari (2012) et de Mort à vendre de Faouzi Bensaidi (2012) ; un cinéma usant de la citation cinéphile ; un cinéma  urbain, très visuel et avec des «héros» désenchantés.
Cette richesse est illustrée également par le retour du documentaire qui épouse la diversité thématique abordée par la fiction. C’est le cas  avec Les années de plomb (Nos lieux interdits, Layla Kilani, 2008, Prix du Cinquantenaire du cinéma marocain) ; le registre de l’intime avec une caméra à la première personne du singulier de  Hakim Belabbès dans Fragments ( Grand prix du Festival national du film, 2009) ou encore le scénario de proximité avec le destin d’une jeune mère célibataire ( Dance of outlaws de Mohamed Aboudi, 2012).
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