Quelle lecture de la violence djihadiste
L’actualité de cette fin d’année reste marquée par les événements tragiques qui ont notamment secoué/bouleversé la France. L’année 2015 a été en effet entamée par les attentats contre la revue Charlie Hebdo, début janvier. Moins d’un an plus tard, au mois de novembre, des attentats encore plus meurtriers vont déclencher, au-delà de l’émotion et de la stupeur, une vague d’interrogations quant à la nature réelle de cette vague de violences.
La France n’a pas l’exclusivité de cette violence radicale et suicidaire. L’Irak, le Nigeria, l’Afghanistan…la subissent quotidiennement quasiment dans un silence complice des grands médias internationaux. Les morts là-bas se réduisent à un triste bilan statistique. En Palestine, une violence encore plus cynique car bénéficiant de cette omerta internationale, accule les militants d’une cause nationale légitime au désespoir le plus extrême…L’ordre de l’horreur d’une violence est ainsi tributaire des conducteurs de journaux télévisés et des maîtres de cérémonies médiatiques. Il n’empêche cependant que cette focalisation sur le cas français est riche en enseignements pouvant aider à éclairer l’ensemble de la problématique qui préoccupe la pensée contemporaine au-delà de cas de figures spécifiques, à savoir quelle lecture proposer de cette irruption de la violence djihadiste dans l’espace public ?
La parole intellectuelle, réduite à quelques ilots d’intelligence en résistance, reste inaudible face aux bruits émanant de différentes sources monopolisant la parole publique. La sphère médiatique court derrière le sensationnel, agissant sans référentiel éthique ni repères déontologiques en dehors de la courbe d’audience…Le personnel politique dont le curseur est aimanté par les échéances électorales verse dans la surenchère et le retour du populisme.
Il est triste alors de constater à quoi cela est réduit dans le pays premièrement concerné. Au-delà des scores inédits réalisés par l’extrême droite, la classe politique française sombre dans un cafouillage idéologique porteur de risques et de périls pour l’ensemble de l’édifice démocratique. Le débat lancé autour de la proposition de constitutionnaliser des mesures d’exception dans la lutte contre le terrorisme en est une illustration dramatique. La mesure phare imaginée par les hommes au pouvoir, celle de la déchéance de la nationalité pour des binationaux impliqués dans des actions de nature terroriste symbolise la défaite ultime devant l’agression ; une autre forme de violence à l’égard de ceux qui sont éternellement victimes de la violence. L’historien aux travaux étudiés et respectés, Pierre Rosanvallon écrit par exemple que cette décision « me consterne et m’inquiète pour l’avenir».
Pour le journaliste Edwy Plenel, il s’agit tout simplement d’un attentat. « L’introduction dans notre Constitution de la déchéance de nationalité pour les binationaux nés Français serait un attentat contre la République, ruinant son principe d’égalité de tous les citoyens sans distinction d’origine »…
L’un des dommages collatéraux de cet « attentat constitutionnel », c’est celui de se détourner du débat de fond qu’il faudra bien entamer sur des faits désormais tangibles : ceux qui ont commis ces attentats sont bien des Français, des Belges, des Européens de souche…Le climat de tension nourrissant des réactions émotives n’est certes pas propice à un débat serein. Mais il faudra bien y arriver pour interroger une réalité qui demande à être pensée, à commencer par la violence elle-même. La rejeter d’un revers de main comme l’expression d’une barbarie ne résout nullement l’équation qui se pose désormais en termes inédits. Ce n’est pas une violence importée, même si les commanditaires et les éventuelles manipulations sont externes. Elle est fondamentalement une expression d’un phénomène de société. Devant les grilles de lecture qui se bousculent, il en est une qu’il faudrait bien finir par convoquer. Il s’agit d’une approche phénoménologique qui aiderait à décrire les pratiques terroristes et ce que ces actes signifient pour leurs auteurs. Max Weber nous enseignait déjà que pour comprendre une pratique sociale, le seul moyen est d’en décrire la logique et le sens du point de vue des acteurs et d’en décrire la cohérence.
Et en termes de cohérence, le nouvel âge du djihadisme, disons grosso modo post Alqaeda, ce dernier ayant atteint son point paroxystique avec les attentats du 11 septembre, n’en manque pas. Les textes de Gilles Kepel et d’Olvier Roy sont utiles à revisiter dans ce sens. Ils disent tout simplement que la nouvelle génération de terroristes s’investit dans le djihadisme de Daech, sans aucun lien forcément organique. Ce n’est pas une structure pyramidale mais plutôt comme un espace symbolique proposant la seule offre « radicale » disponible des temps modernes ; le seul idéal romantique d’une utopie salvatrice. Alqaeda dans le sillage de la théorie de Ben Laden s’en prenait à l’empire incarnée par satan et ses deux tours jumelles. Aujourd’hui, il s’agit de s’en prendre à un mode de vie, à des formes d’exclusion au quotidien. En somme, on est passé de l’expression d’un Islam radical à une radicalisation qui se couvre d’islamisme. « Le problème essentiel pour la France n’est donc pas le califat du désert syrien, qui s’évaporera tôt ou tard comme un vieux mirage devenu cauchemar, le problème, c’est la révolte de ces jeunes », écrit Olivier Roy dans sa tribune du quotidien Le Monde. En d’autres termes, c’est la banlieue qui fait de nouveau parler d’elle. Le cinéma ne cesse de nous le rappeler : La Haine de Mathieu Kassovitz (1995) ou dernièrement Dheepan de Jacques Audiard : un ancien tigre tamoul quitte son pays, le Sri Lanka ravagé par la guerre civile (une autre forme de banlieue), arrive en France dans des conditions de trafic de migrants. Il s’installe comme gardien dans une barre d’immeubles en banlieue parisienne. Il découvre alors une autre forme de guerre civile…
Mohammed Bakrim