L’instauration des congés payés dans le travail salarial fut un grand tournant dans l’organisation sociale du XXe siècle, un grand moment dans l’évolution démocratique des sociétés contemporaines. Ainsi, l’un des apanages de l’aristocratie : ne pas travailler tout en étant sûr de ne pas mourir de faim, fut battu en brèche ; certes bien à une échelle réduite.
Mais il n’empêche qu’une véritable révolution était née, mettant le loisir à la disposition de plus grandes couches sociales. Introduisant par la même occasion une nouvelle forme de confrontation sociale inédite au niveau, notamment, de certains espaces : la lutte des classes est sortie des lieux de production matérielle pour s’emparer de l’ensemble de l’espace social. Une caricature française du milieu des années trente est très révélatrice à ce propos.
Rappelons que les congés payés ont été, en France, une œuvre du gouvernement de gauche issu de la victoire du Front populaire en 1936 ; on y voit une famille d’ouvriers déballant son matériel estival sur une plage de la Côte d’Azur au côté d’une aristocrate qui, elle, quitte la plage dans tous ses états avec cette exclamation « Ah Non ! Je ne nagerai pas dans la même eau que ce sale bolchevik ! ». Depuis, l’aristocratie a cédé d’autres espaces, y compris aujourd’hui; par d’exemple, ce qui se passe dans certaines de nos villes touristiques (Marrakech, Agadir…), avec les hôtels, classés cinq étoiles, envahis par une nouvelle clientèle, en majorité issue de l’immigration et des couches moyennes du secteur public. Ainsi, la réappropriation de l’espace comme vecteur de démocratisation, comme expression de nouveaux rapports sociaux.
Pour mesurer vraiment l’ampleur de l’engouement du peuple pour le plaisir,il suffit de voir, cet été, les plages dans les environs de Casablanca, d’El Jadida ou d’Agadir. Un désir de vie qui est le véritable carburant de la démocratie sociale, le moteur d’une dynamique de changement. Le vrai. Un hymne à la vie, une riposte dans le vécu quotidien aux différents attentats qui visent cette ambiance conviviale. Chaque soir, la corniche d’Ain Diab, à Casablanca, accueille une gigantesque marche pour la vie, une marche spontanée contre le mal et ce, d’une manière implicite, sans mot d’ordre ni comité d’organisation ; seulement un déploiement de la joie de vivre dans le respect des uns et des autres, dans la multitude des signes linguistiques, vestimentaires et comportementaux. Une promenade dessinant un projet de société. Celui qui touche les fondements des rapports sociaux, des valeurs mêmes.
La mer, le sable, jadis inscrits dans une logique de rêve sont de nos jours presque interdits : oui interdits !Rappelez-vous la prolifération, il y a quelques années, dans la région de Tétouan ou de Bouznika, du phénomène des plages dites privées, une aberration économique et une insulte à la dignité du pays. Aujourd’hui, le peuple est partout, introduisant du bruit et de l’embouteillage dans des lieux jusqu’ici livrés à la consommation de luxe, créant aussi des formes de communication appropriée, presque spontanée, puisqu’il y a globalement défection du service public en la matière.
La grande misère estivale reste, en effet, l’animation traduisant le retard culturel qui s’est accentué ces dernières années, illustré par le repli du travail associatif de nature culturelle au bénéfice de l’associatif mondain cherchant la visibilité médiatique en lieu et place du travail d’animation. Nos villes n’ont pas encore de projet culturel. En attendant, le peuple s’est approprié l’été. Le premier pas d’une longue marche.
Mohammed Bakrim