Cinéma du plan contre cinéma de l’image
Il semble en effet primordial de réhabiliter le plan comme fondement de l’expression cinématographique. On peut s’étonner de l’opportunité d’un tel débat aujourd’hui alors que la mode est au scénario, alors que les cinéastes sont confrontés à des questions d’une toute autre nature. Oui, il faut reposer la question du plan à un moment où une certaine dérive semble orienter l’ensemble de la production cinématographique vers un discours standard qui occulte précisément toute velléité de recherche esthétique au bénéfice d’un discours au premier degré.
Un discours qui omet la construction à partir du plan qui, faut-il le rappeler, est le vecteur de l’expression cinématographique. Certes, pendant longtemps le cinéma marocain a buté sur une difficulté majeure, celle de l’élaboration d’un système narratif nourri, à l’instar de ce qui s’est passé au Japon et en Egypte par exemple, de la tradition locale du récit et de l’apport spécifique du cinéma. N’oublions pas en effet que c’est une telle rencontre qui a permis l’émergence de cinématographies nationales en dehors de l’axe horizontal qui va de Moscou à Los Angeles. Au Maroc, ce ne fut pas le cas. Nos premiers films étaient marqués par une véritable structure absente, par une difficulté à élaborer un récit ; il y avait comme une panne de la fiction. Ce n’était pas spécifique au cinéma; le roman par ailleurs vivait une situation similaire. C’est une situation strictement culturelle qui touche au fonctionnement de l’imaginaire dans notre sphère géoculturelle.
Cependant, l’évolution du cinéma du fait même de l’ouverture de la société marocaine sur les productions émanant d’autres sphères (illustrée par la consommation et l’adhésion à un système narratif de nature hollywoodienne) a fini par trouver, globalement à partir du début des années 90, une formule de récit qui a permis une dynamique de la production, renforcée par l’accueil public. Mais cette situation, des films qui marchent dans des salles, est porteuse en même temps d’élément d’inquiétude si l’on aborde la question d’un point de vue artistique. Le cinéma n’est pas parvenu à forger une légitimité sociale sur la base d’une légitimité artistique. Le cinéma fut en quelque sorte la principale victime de ce triomphe public. Un cinéma a été forgé au détriment du cinéma tout court. On est loin du schéma vécu par d’autres pays quand un vrai cinéma populaire a vu le jour sur la base de la conjugaison de plusieurs facteurs dont principalement une maîtrise du langage cinématographique, y compris du côté de réalisateurs soucieux de tourner pour une commande, pour une demande commerciale. Le cinéma qui a fonctionné au Maroc en termes de guichet l’a été sur la base d’éléments que l’on pourrait qualifier de théâtralité : l’émergence de la figure de l’acteur; la prépondérance des dialogues et la scène privilégiée comme unité de signification, d’où notre postulat de base que c’est un cinéma qui a oublié le plan.
Il ne s’agit pas de chercher à filmer une histoire qui touche à tout prix le public. L’émotion peut émaner de la narration elle-même quand elle est portée par un travail de recherche artistique mobilisant toutes les possibilités de l’image cinématographique et du montage. Il y a une impression qui se dégage, c’est que pour courir derrière l’adhésion du public, on joue sur l’actualité du sujet ou son côté sensationnel, d’où un phénomène de mode qui rétrécit gravement le champ de l’expression. Il y a un véritable paradigme qui finit par s’imposer comme un carcan écrasant toute velléité de recherche artistique.
«Ce qui est pour moi véritablement important, ce n’est pas le gain immédiat, mais de pouvoir démontrer qu’associer l’art à la vérité doit à la longue conduire au succès», écrit le grand cinéaste hindi Satyajit Ray. L’art et la vérité que je pourrai traduire par la vérité dans l’art ou la vérité par l’art. Son cinéma en est la parfaite illustration. Quand on voit aujourd’hui ses premiers films, notamment la trilogie d’Apu, on sent que la profondeur de l’expression ne vient nullement de l’importance des moyens mis en œuvre, ni du montant de l’avance sur recettes, ni des stars mobilisées, ni dans l’exotisme du sujet. La force de ce cinéma émane de la sincérité qui a présidé à l’élaboration de chacun des plans qui le composent. Il avoue lui-même qu’il est plus facile de filmer une scène d’action à l’américaine qu’un plan où l’on voit la détresse d’un enfant, où il faut capter les sentiments d’une femme qui entre dans une nouvelle phase de sa vie. La réussite de l’exercice se traduit dans cette émotion qui nous touche alors que le film est sous-titré et que la langue employée est une variante du bengali. La réussite est possible parce qu’au départ, le regard du cinéaste est nourri de culture. Les films de Stayajit Ray sont le prolongement de la tradition narrative locale mais sont surtout traversés de souffle cinéphilique. Quand on voit un plan de Satyajit, on pense au cinéma soviétique des années 20, on pense au néo-réalisme, au cinéma de Jean Renoir. Oui, la question du plan trahit le vice de forme qui caractérise le cinéma marocain dominant.
Mohammed Bakrim