Point de vue
Par Hatim BOUMHAOUAD, enseignant chercheur en sciences de l’information et de la communication à l’ISIC. Chercheur associé au Centre de recherche sur les médiations (CREM) – Université de Lorraine.
À partir du 1er janvier 2025, nous sommes officiellement passés à la génération Bêta. Ces enfants, évolueront entre 2025 et 2039 dans un environnement où l’intelligence artificielle (IA) et l’automatisation seront ubiquistes.
La génération Alpha a été témoin de l’émergence des technologies interactives et de l’IA, tandis que la génération Bêta évoluera dans un contexte où l’intelligence artificielle et l’automatisation seront complètement intégrées dans tous les aspects de la vie quotidienne, y compris l’éducation, le monde professionnel, la santé et les loisirs.
Récemment, la ministre marocaine de la transition numérique a annoncé l’organisation du Mouvement AI Tech 2025, qui marquera les premières assises consacrées à l’intelligence artificielle au Maroc. Cet événement vise à rassembler les acteurs de l’IA pour discuter de son avenir au Maroc. Cela témoigne du fait que l’IA, qui s’affirme progressivement comme une « révolution » essentielle dans nos vies quotidiennes et professionnelles, touche également le Maroc.
Ce qu’il faudrait savoir, c’est que les Marocains utilisaient l’intelligence artificielle pendant plusieurs années à travers diverses applications et logiciels (la traduction automatique, les générateurs de texte, etc.), et ce sans en avoir conscience. Le lancement de ChatGPT constitue l’élément déclencheur de cette prise de conscience, étant donné qu’il a popularisé l’usage de l’IA.
D’après une étude intitulée « Consumers Know More About AI Than Business Leaders Think » (Les consommateurs en savent plus sur l’IA que ne le pensent les chefs d’entreprise) publiée en 2024 par The Boston Consulting Group (BCG), le Maroc affiche l’un des taux d’utilisation les plus élevés de ChatGPT au niveau mondial. En effet, le Royaume se positionne juste derrière l’Inde en matière d’usage de cet outil, devançant ainsi des pays technologiquement avancés tels que les États-Unis, le Japon et les Émirats arabes unis. Autrement dit, ChatGPT a su se faire une place significative au Maroc, se classant au deuxième rang mondial en termes d’utilisation.
Cette étude révèle que 80 % des Marocains connaissent ChatGPT, tandis que 38 % d’entre eux déclarent l’utiliser régulièrement. De plus, 44 % des répondants expriment leur satisfaction à l’égard de cet outil, tandis que 22 % manifestent des préoccupations concernant cette IA. De surcroît, cette enquête révèle qu’une majorité, soit plus de 60 % des usagers marocains de ChatGPT, privilégie la recherche d’informations via cette IA plutôt que par le biais des moteurs de recherche. Ces chiffres indiquent la direction vers laquelle se dirigent les pratiques d’information de la société marocaine.
Au sujet du secteur éducatif, 60 % des répondants à l’échelle mondiale estiment que l’intelligence artificielle jouera un rôle déterminant dans l’éducation. Ce sentiment est également partagé au Maroc, où l’IA peut être utilisée pour rendre l’apprentissage plus efficace, plus accessible et plus personnalisé.
Créé en 2015 à San Francisco par l’entreprise OpenAI, ChatGPT est reconnu pour sa capacité à répondre aux interrogations des usagers, à engager des dialogues, à rédiger, à traduire et à résumer divers textes. De plus, cette IA a la faculté d’adapter son style d’écriture en fonction des exigences de l’usager. Le succès rencontré par cette technologie d’IA a mené ses inventeurs à proposer, en 2022, une version gratuite et déconnectée d’internet. Cette initiative a permis à un grand nombre d’usagers de profiter des services offerts par ChatGPT. Un an plus tard, cet outil comptait plus de 100 millions de comptes actifs.
Bien que cette intelligence artificielle ait simplifié la vie de millions d’usagers en matière de rédaction et de traduction, il est important de noter qu’aucune application n’est exempte de risques. L’étude citée supra précise que les enquêtés sont à la fois enthousiastes et préoccupés par l’IA. Le revers de la médaille de cette dernière réside dans la désinformation, la sécurité des données et la perte d’emploi dans les secteurs susceptibles d’être automatisés.
Il est crucial de trouver un équilibre entre les avantages de l’IA et ses risques potentiels. Raison pour laquelle l’adoption d’une approche proactive par le Royaume en matière d’intégration de l’intelligence artificielle dans la société demeure importante. Cette approche devra permettre de réduire l’érosion des compétences des Marocains usagers de l’IA, étant donné que certains d’entre eux risquent de négliger le développement des compétences (académiques, professionnelles, soft skills, etc.) essentielles, ce qui pourrait restreindre leur compréhension, leur réflexion, leur esprit critique, leur créativité et leur capacité de production. L’intelligence artificielle pourrait conduire à des Marocains augmentés, mais aussi dépendants. Devant un usage de l’intelligence artificielle au Maroc qui est globalement plébiscité, cette dernière ne constitue pas une solution miraculeuse et pourrait engendrer une dépendance si les individus ne prennent pas soin de renforcer leurs compétences en même temps. La génération Bêta devra apprendre à utiliser l’IA de manière réfléchie, tout en restant consciente de son influence sur le long terme.
La génération Bêta sera élevée par des parents ayant eux-mêmes grandi dans un environnement marqué par l’essor des nouvelles technologies. Cela influencera la manière dont les familles marocaines interagissent, la façon dont elles s’adonnent à leurs activités quotidiennes, ainsi que leur compréhension du système éducatif, entre autres.
Certes, les générations partagent certaines expériences globales. Cependant, il est essentiel de garder à l’esprit qu’il existe des individus au sein de ces groupes qui vivent des expériences singulières. Les généralisations souvent attribuées à certaines générations peuvent être erronées. Les stéréotypes et les représentations simplistes associés aux différentes générations (ex. les baby-boomers, la génération X…) peuvent ne pas refléter la réalité. Raison pour laquelle le Pew Research Center annonça en 2023 la suspension des études sur les différentes générations, tout en signalant « Mais la recherche générationnelle est devenue un domaine surchargé. Le domaine a été inondé de contenu qui est souvent vendu comme de la recherche, mais qui s’apparente davantage à du clickbait ou à de la mythologie marketing. On assiste également à un afflux croissant de critiques à l’encontre de la recherche générationnelle et des étiquettes générationnelles en particulier ».
Revenons à ChatGPT. Jusqu’à présent, cette IA a démontré son « utilité » en tant qu’assistante des usagers. Cependant, que se passerait-il si ChatGPT était capable d’exécuter des tâches pour l’individu, sans qu’il ait à le lui demander ? En effet, ChatGPT Tasks (le chatbot d’OpenAI) évolue vers une intelligence artificielle agentique avec l’introduction de sa fonctionnalité « Task ».
OpenAI a récemment lancé ChatGPT Tasks, une option qui permet aux utilisateurs de demander au chatbot d’effectuer des tâches récurrentes à l’avenir. Par exemple, un usager peut demander à ChatGPT de lui envoyer chaque matin un rappel pour sa séance d’entraînement, accompagné de quelques mots d’encouragement ou de quelques objectifs à atteindre.
En outre, Tasks ne se limite pas uniquement aux rappels. Les usagers peuvent solliciter ChatGPT pour accomplir toute tâche qu’il est en mesure de réaliser de manière répétée. Par exemple, il est possible de lui demander d’extraire quotidiennement des informations spécifiques du web et de les présenter à une heure déterminée, permettant ainsi la création de bulletins d’information, d’analyses sectorielles, de prévisions météorologiques, ou encore de suivis des tendances sur les réseaux sociaux.
Pour les professionnels, cette fonctionnalité s’avère particulièrement bénéfique pour optimiser les tâches quotidiennes, comme la génération d’emails ou de notes d’information journalières. Cette IA agentique apportera un changement dans les pratiques d’information de certains professionnels, à l’instar des journalistes et des personnes qui vont de la veille. Pour les Marocains qui suivent le marché des actions, ils peuvent utiliser cette fonction et vérifier les cours boursiers chaque matin, et ce à travers un simple message : « à 9h30 chaque matin, vérifie les actions de la société X et informe-moi du cours ».
ChatGPT Tasks représente la première initiative d’OpenAI visant à permettre l’expérimentation d’agents d’IA, des assistants capables d’exécuter des tâches de manière autonome sans nécessiter une sollicitation constante. En automatisant certaines tâches, l »intelligence artificielle risque de limiter les opportunités pour la nouvelle génération d’acquérir des compétences fondamentales nécessaires à son développement personnel, académique et professionnel.
L’intelligence artificielle agentique pourrait bien constituer l’une des tendances majeures en IA en 2025, et à laquelle le Maroc devrait bien être préparé, afin de devenir un hub régional pour cette technologie, accompagner son adoption par la société et garantir qu’une nouvelle génération soit capable de tirer parti de l’IA. Cela permettra non seulement de former des talents qualifiés, mais aussi d’assurer un développement éthique et responsable de l’IA au Maroc.