Point de vue
Abdelhak Najib, Écrivain-critique de cinéma
Force de caractère, capacité d’introspection, profondeur, finesse dans l’acting, Saïda Baâdi est une comédienne dans le sens noble du mot. Elle fait partie d’une race d’actrices comme on en voit plus dans un paysage cinématographique et télévisuel dominée par l’approximation et l’amateurisme.
Retour sur une carrière inspirante. “Acting is in everything but words”, disait cette grande formatrice des plus acteurs et actrices dans le monde, Stella Adler. Il ne suffit pas de restituer un texte pour incarner une idée, une émotion, un sentiment, un silence. C’est exactement ce que répète un réalisateur comme Hamid Basket, au contact de qui j’ai appris que c’est bien de maîtriser son texte, mais encore faut-il savoir me le transmettre, sans le réciter. En cela, Saïda Baâdi, avec qui j’ai eu l’honneur de partager quelques scènes, m’a aidé en me montrant comment passer du texte à l’émotion : «Maintenant que l’idée de ton propos est digérée, laisse-la monter en toi en toute liberté. Ne force aucun trait. Reste toi-même quelque puisse être la situation». Voici, en substance, ce que Saïda Baâdi m’a transmis. Évidemment, derrière cette phrase qui paraît simple, il y a plus de trois décennies de travail de tous les instants. Il y a derrière ces propos toute un parcours, une expérience riche et diversifiée, des succès, des échecs, des hésitations, des apprentissages et une volonté certaine de toujours apprendre.
En travaillant aux côtés de Saïda Baâdi et de Hamid Basket, j’ai gardé en tête cette vérité énoncée par un acteur du calibre d’Al Pacino, qui nous dit ceci : «La caméra peut filmer mon visage, mais si elle ne capture pas mon âme, vous n’avez pas encore de film». C’est exactement cela la définition du métier d’acteur. Tant que le comédien, quelles que puissent être ses techniques et sa formation, quelle que soit son expérience, affiche son visage et son corps pensant leur faire transmettre un sentiment qui reste à la surface de l’épiderme, nous n’avons pas d’acteur, mais un cabotin, qui se contente de la surface au lieu de laisser l’intérieur transparaître à l’extérieur. Pour Saïda Baâdi, quand un acteur incarne un rôle, qu’il soit de deux heures ou de deux minutes, pour qu’il soit crédible, «il faut que je voie son cœur, il faut que je ressente ses tripes, il faut que j’oublie qui il est et que j’adhère à cent pour cent au caractère qu’il incarne», souligne l’actrice. Dans cette quête de l’ultime sincérité de l’acteur, il faut garder ceci en tête : «Chaque scène doit répondre à trois questions : «Qui veut quoi de qui ; qu’est-ce qui se passe s’ils ne l’ont pas ? Et pourquoi maintenant ? », comme l’écrit David Mamet, excellent scénariste doublé de fin réalisateur, formé à l’exigeante école du théâtre là où la vérité est brute et ne supporte aucun subterfuge. «Celui qui regarde une scène doit avoir des réponses directes à ces interrogations : le qui, le comment, le pourquoi et le pourquoi à cet instant précis et pourquoi de cette façon et non d’une autre ? », précise Saïda Baâdi, qui tout au long d’une carrière remplie de grands rôles, affirme encore aujourd’hui qu’à chaque rôle, elle doit recommencer de zéro, comme si c’était sa première audition. Il lui faut la concentration, le silence, l’isolement, un dialogue intérieur et une mise en situation optimale pour arriver sur le plateau et le marquer de sa présence, en restant elle-même. C’est exactement ce que dit Robert De Niro en parlant de son métier : «Dans le jeu d’acteur, essaie toujours de revenir à ce que cette situation que tu vas incarner serait exactement celle que tu vivrais dans la vie réelle». Pour l’anecdote, en travaillant à ses côtés, moi, qui apprends à peine les rudiments du métier d’acteur, Saïda Baâdi apportait sa force sur le plateau et cela nous rassurait tous. Elle dégage une telle confiance en tant qu’actrice expérimentée que tout l’entourage se sent rassuré et transporté par cette maîtrise. Elle joue tellement juste et avec une telle facilité, que celui qui est en face d’elle se sent transcendé pour être au même diapason. Pour un amoureux du cinéma et de l’image comme je le suis, pour avoir fréquenté et assisté à des dizaines de tournages, je dois dire que c’est loin d’être le cas de tous les acteurs et de toutes les actrices. D’où le problème avec tant d’acteurs et actrices, pas seulement au Maroc, où la formation n’est pas si performante, ni l’expérience assez fournie, ni les projets si nombreux pour créer de l’émulation, de l’envie et surtout une volonté certaine de se dépasser et d’aller puiser là où la vérité est nue, mais ailleurs aussi, dans le cinéma français où nous avons beaucoup d’acteurs mauvais qui recyclent constamment les mêmes faussetés comme c’est le cas à Hollywood, avec des milliers de cabotins qui jouent mal, qui grimacent mal, qui marchent mal, qui gesticulent mal, qui parlent mal et qui ne savent pas être seulement naturels. «Ne cherchez pas en vous, en vous il n’y a rien ; cherchez dans l’autre qui est en face de vous», soulignait Constantin Stanislavski. Et c’est exactement la démarche de Saïda Baâdi, qui incarne son personnage, reste concentrée et très présente que c’est l’autre qui joue, marque l’espace de sa présence et ne cesse d’aucune façon d’être impliqué dans le jeu de celui qui est en face d’elle. Cela me rappelle cette phrase d’Eugène Delacroix, certes un peintre, mais qui savait mettre en scène ses toiles, qui dit ceci : «J’ai beau chercher la vérité dans les masses, je ne la rencontre que dans les individus». Le cinéma fait partie de ces arts qui ne peuvent être justes et sincères que quand ils puisent dans les individus ce qui fait leur essence pour la faire passer aux autres, à ce qui regardent, qui reçoivent : «C’est toute une science que d’arriver à comprendre, de la scène, l’effet que le jeu produit de l’autre côté de la rampe», écrivait au début du XXème siècle, Constantin Stanislavski. Et c’est dans cette relation que peut naître la magie de l’acting, cette force de vérité qui va au-delà de l’instant pour toucher l’humain dans la vraie vie. «Sometimes life beats down and crushes the soul, and art reminds you that you have one”, écrit Stella Adler dans The Technique of Acting, avant d’ajouter ceci: “You have to understand your best. Your best isn’t Barrymore’s best or Olivier’s best or my best, but your own. Every person has his norm. And in that norm every person is a star. Olivier could stand on his head and still not be you. Only you can be you. What a privilege! Nobody can reach what you can if you do it. So do it. We need your best, your voice, your body. We don’t need for you to imitate anybody, because that would be second best. And second best is no better than your worst.” Ce qu’avance ici, avec conviction, Stella Adler est le secret même du métier d’acteur. Aller au bout de soi pour trouver le meilleur en soi, le sentiment juste, sincère, véritable, pas un succédané, pas un ersatz. C’est exactement cela qui différencie les acteurs les uns des autres : «la justesse, la véracité, la sincérité et surtout la simplicité. Il ne faut pas chercher l’effet. Il faut juste être soi face à une situation réelle. C’est l’unique secret pour toucher les autres, ceux qui nous regardent sur un écran», précise Saïda Baâdi, qui, au cinéma comme à la télévision, sans oublier le théâtre, a incarné de grands rôles, a composé des personnages forts et justes marquant son époque en inspirant toute une génération d’acteurs et d’actrices, qui ont tant à apprendre de la trajectoire d’une comédienne hors pair.