La vie d’Adèle, Salafistes, Much loved…
Le hasard du calendrier fait bien les choses : le Festival national du film, le plus grand rendez-vous professionnel du cinéma marocain, démarre ce vendredi au moment où, à Paris, la cérémonie des Césars, dédiés au cinéma français (et voisins), décernent ses prix.
Deux manières, deux styles et deux formules différentes…mais avec le même objectif, fêter le cinéma. Il s’agit en effet, ici et là, de célébrer les œuvres qui ont marqué l’année ; les hommes et les femmes qui les ont portées. Rares sont les pays du monde qui disposent d’une telle manifestation d’envergure. Dans notre région, le Maroc est pionnier en la matière. Le festival national est inscrit dans la configuration générale du cinéma marocain. Il est à son image. Son histoire, son évolution, son devenir…sont tributaires de ce cinéma. Les Césars français connaissent également un grand engouement. Leur formule, distinctions décernées par le vote des professionnels, n’a pas manqué de séduire quelques observateurs marocains. Ils plaident pour la transposition de ce modèle où la consécration des lauréats se déroulent en une seule soirée avec vote des professionnels à la place de la formule marocaine actuelle (une compétition officielle sur une semaine au moins, avec jurys indépendants pour trancher entre les concurrents). L’idée est séduisante dans son apparence mais manque d’arguments fiables, puisés souvent dans le registre populiste et qui dénotent une méconnaissance des rouages internes aux Césars (sur la durée, par exemple : si la fête elle-même dure une soirée, sa préparation prend des mois avec un investissement énorme. Ils évacuent surtout un facteur essentiel, à savoir les paramètres socio-historiques inhérents aux deux cinémas.
Mais aujourd’hui l’intérêt marocain pour les césars dépasse leur seule dimension organisationnelle. Les festivaliers de Tanger, pendant la cérémonie d’ouverture, auront un œil sur la scène de la salle Roxy et l’autre œil rivé sur leur Smartphone pour suivre les péripéties de la cérémonie parisienne. Et pour cause, une comédienne marocaine, Loubna Abidar, est en lice pour le prix d’interprétation féminine ; en concurrence directe avec des noms prestigieux des écrans français, Catherine Deneuve, Isabelle Huppert et d’autres non moins célèbres (Catherine Frot, Cécile de France…). Une nouvelle consécration pour « Much loved ». Une manière pour les professionnels du cinéma français de prolonger la sympathie qu’ils ont exprimée pour le film de Nabil Ayouch, dès l’épisode cannois et son interdiction rocambolesque au Maroc.
De la part du pays qui a vu naître à la fois la déclaration des droits de l’homme et le cinéma, ce n’est pas une surprise. Sauf que la réalité, le réel… finissent par imposer leur logique qui met à mal les dogmes et les schémas tout tracés. Au moment où la profession du cinéma célèbre un peu partout dans l’Hexagone «Much loved» et lui ouvre les portes de la distribution, des films français se voient « interdits» de cette même distribution. Je ne reviens pas sur le cas de «La vie d’Adèle» de Abdellatif Kechiche, interdit par décision de justice, mais sur le cas plus récent de deux films de fiction rattrapés par la réalité. «Made in France» et «Salafistes». Le premier a été tout simplement refusé par les exploitants au lendemain des attentats de Paris du 13 novembre 2015. Motif ? Son intrigue et son affiche étaient trop proches de la réalité. Le film de Nicolas Boukhrief raconte en effet l’infiltration d’une cellule de djihadistes (quatre jeunes musulmans de la région parisienne) qui préparaient des attentats dans tout Paris. Le scénario et la réalité ont fini par se télescoper au point de voir le film interdit par le bas : les propriétaires de salles et les exploitants l’ont refusé. Il sera évacué vers l’e-cinéma. A quelques détails près, ce que dit Nicolas Boukhrief sur « Made in France » peut être repris pour «Much loved» : «Il faut reconnaître que toute la polémique autour de la sortie du film, complètement involontaire, lui a donné une existence médiatique plus importante sans doute que celle qu’il aurait eu sans les tragédies de janvier et novembre 2015. Le destin étrange de ce film, d’être en quelque sorte puni d’avoir eu raison, est aussi le symptôme d’une frilosité du cinéma français face aux questions politiques».
L’autre film qui a suscité une vive émotion en France et qui s’est vu également pratiquement «interdit» est le documentaire «Salafistes» de Lamine Ould Salem et François Margolin. Le film a été interdit aux moins de 18 ans pour motif de faire la part belle aux djihadistes interviewés : leurs propos, les images qui les accompagnent ont choqué (je viens d’apprendre que le tribunal administratif de Paris vient de casser cette décision augurant d’un long feuilleton judiciaire).
Au-delà de ces péripéties politico-médiatiques, reste la question cinématographique (donc esthétique et éthique) : que montrer quand je veux filmer le corps intime, le corps social, filmer Daech… quand je veux filmer le visible rendu invisible par le conformisme ? Quel emplacement de la caméra pour assurer au spectateur son libre-arbitre, son esprit critique?
Mohammed Bakrim