«Il est temps de soumettre le PMV à une évaluation publique et approfondie»

Alors que certains professionnels du secteur agricole semblent ne pas tarir d’éloges à l’endroit du PMV lancé en 2008, Abbès Tanji, ingénieur agronome, n’y va pas par quatre chemins. En homme de terrain, l’agronome s’en prend de main de maître à ce plan qui donne la primauté aux grands exploitants au grand dam de l’agriculture solidaire. Qui plus est, pour lui, la sécurité alimentaire est entièrement ignorée par le PMV, et pourtant, elle devait y figurer en priorité. Entre autres causes, Abbès Tanji dénonce l’élaboration de ce plan par un cabinet privé, au détriment des ingénieurs, agriculteurs, cadres nationaux, principaux concernés de cette vision. Les propos.

Al Bayane : Vous savez que le Maroc a élaboré en 2008 une stratégie agricole appelée «Plan Maroc Vert». Que pensez-vous de ce Plan Maroc Vert?

Abbès Tanji : Le Plan Maroc Vert a été concocté en un laps de temps par le cabinet McKinsey, moyennant quelques milliards de centimes. Ce qui veut dire qu’on a privé, empêché et écarté nos ingénieurs, nos agriculteurs, nos cadres et tous les concernés de la réflexion sur une politique agricole nationale. Je pense que c’est un plan qui ne tient pas compte de la réalité marocaine et ne s’intéresse qu’aux grands exploitants qui veulent produire pour l’exportation, mettant les petits agriculteurs (qui constituent plus de 80%) sur le banc de touche. Je me demande si le prochain gouvernement sera aussi enthousiaste pour préserver ce plan, du moins dans sa version actuelle.

Je suis convaincu qu’il est temps de soumettre le Plan Maroc Vert à une évaluation publique et approfondie au niveau national. Il est vital de le réorienter pour donner une plus grande priorité aux zones «bour» où se trouve le plus grand nombre d’agriculteurs et d’éleveurs, (particulièrement les petits et les moyens) et de rééquilibrer ainsi les rapports entre le pilier 1 et le pilier 2 qui fait figure de parent pauvre manifeste du système actuellement.

A vrai dire, le PMV a creusé davantage l’écart qui existe depuis longtemps entre les deux types d’agriculture. Le premier pilier est celui d’une agriculture qui se veut à haute valeur ajoutée, haute productivité, performante et compétitive, organisée autour de projets d’agrégation mobilisateurs. Le second pilier est plutôt celui d’une agriculture solidaire, axée sur la lutte contre la pauvreté, l’augmentation des revenus des petits et moyens agriculteurs, notamment dans les régions périphériques ou marginales.

Le Maroc produit énormément de fruits et de légumes, mais connait un déficit en matière de production des céréales et autres cultures stratégiques. Quelle analyse faites-vous du secteur agricole au Maroc?

D’emblée, je reprends ce qui a été dit et écrit à maintes reprises par le Pr Najib Akesbi sur cet aspect. La sécurité alimentaire est quasiment ignorée par le PMV, alors que l’attente était particulièrement forte à ce niveau. Il n’y a rien dans ce plan qui esquisse une stratégie de sécurité, et encore moins de souveraineté alimentaire pour le pays. Quelle vision adopter en la matière? Quelles filières considérer comme étant stratégiques et quelles autres ne le seraient pas ? Comment devraient évoluer la consommation intérieure et quel niveau de production viser en conséquence ? Quelle part de la demande interne en produits de base serait couverte par la production locale ? À quelles conditions économiques, financières, sociales, atteindre les objectifs arrêtés ?

Il est clair que le Maroc ne produit pas suffisamment de céréales, de sucre, de légumineuses et d’oléagineuses. Toute politique agricole nationale devrait viser en priorité l’autosuffisance en ces 4 produits de base. Le Maroc vit une dépendance alimentaire.

Au Maroc, nous avons un secteur agricole à deux vitesses : cultures irriguées sur environ 1.5 millions d’hectares et cultures pluviales sur 7.2 millions d’hectares.  Les cultures irriguées d’exportation (agrumes et maraîchage) bénéficient de l’eau d’irrigation, de bonnes terres, de subventions de l’Etat, du crédit agricole, d’encadrement de la part de l’Etat et du privé comme les sociétés de semences, d’engrais, de pesticides et de machines agricoles. Les agriculteurs qui exportent ont indiscutablement un savoir-faire similaire ou dépassant parfois celui de leurs homologues dans les pays développés. Et c’est grâce à cette agriculture très performante que le Maroc produit des fruits et des légumes pour l’exportation en premier lieu et pour le marché national en second lieu. L’autosuffisance en fruits et légumes a été atteint depuis longtemps et il n y a pas à se plaindre sur cet aspect. Paradoxalement, on produit moins de céréales, de sucre, de légumineuses et d’oléagineuses.

Par ailleurs, les cultures pluviales concernent 83% de la surface agricole utile. C’est une agriculture de subsistance. Les agriculteurs sont pauvres et donc non performants. Ils ont un faible niveau de technicité et cherchent par tous les moyens à investir le minimum car ils sont constamment hantés par la sécheresse qui peut affecter à n’importe quel moment de la campagne agricole l’agriculture, la production et les revenus.

Cette campagne agricole est considérée comme sèche, et le gouvernement a élaboré un plan anti-sécheresse. Qu’en pensez-vous?

Les études ont montré qu’en général sur 10 campagnes agricoles : 4 sont sèches, 3 sont moyennes et 3 sont bonnes.Une situation de sécheresse comme cette campagne agricole 2015-16 qui touche 7.2 millions d’hectares et plus de 20 millions de têtes de bétail, aboutira donc immanquablement à une accélération de l’exode des habitants des campagnes, soit vers des centres urbains, petits, moyens ou grands, nationaux, soit vers l’étranger.

Les dernières pluies et les chutes de neige enregistrées ne suffiront pas, à elles seules, à sauver l’agriculture et l’élevage, et à assurer une vie digne à la majorité de nos ruraux. Dans le plan anti-sécheresse, une somme totale estimée à près de 6 milliards de dirhams (4,5 milliards au titre de l’aide présentée par l’Etat auxquels s’ajoute 1,2 milliard équivalent au potentiel d’indemnisation par l’assurance agricole la MAMDA), a été mobilisée. La MAMDA, quant à elle, pourrait sauver de nombreuses familles de paysans et d’agriculteurs-éleveurs en indemnisant les sinistrés le plus tôt possible, c’est-à-dire avant la fin de la campagne agricole actuelle.

Etant donné la gravité de la situation, il est nécessaire, tant du point de vue économique que social, de faire en sorte qu’une deuxième tranche équivalente ou même supérieure à celle prévue actuellement (4,5 milliards de dirhams), soit allouée.

Le gouvernement devrait d’ailleurs demander au Crédit Agricole d’échelonner les dettes en rapport avec les sommes engagées pour les cultures d’automne, sinon de les effacer pour les plus démunis. Les fonds concernant le monde rural (fonds du développement agricole ou F.D.A et fonds du développement rural ou FDR) doivent engager une série d’actions avec l’implication de tous les concernés. Ces actions viseront à assurer le maximum d’emplois rentables, tant au niveau individuel que collectif, aux habitants du monde rural pendant cette période de sécheresse par la construction de pistes, de ponceaux pour le désenclavement des douars et villages, par le creusement de puits et l’adduction d’eau à tous les douars qui en manquent, pour la boisson des habitants et l’abreuvement des troupeaux, ce qui implique automatiquement l’organisation de l’évacuation des eaux usées dans le respect de l’environnement.

On peut également penser à l’organisation d’opérations d’épierrage et l’encouragement des  paysans au développement d’une arboriculture  adaptée au climat semi-aride de notre pays (oliviers, caroubiers, grenadiers, figuiers, amandiers), sans oublier le reboisement par le cactus, l’agave, le sisal ou le Paulownia et d’autres  arbustes fourragers comme l’atriplex, le tout en tenant compte des cartes de vocation agricole établies par l’INRA et sans oublier  l’implication effective et active du Haut-commissariat aux eaux et forêts.

Comment se porte le secteur de l’élevage, notamment au cours de l’actuelle campagne agricole?
Le Maroc a un cheptel estimé à plus de 20 millions de têtes. Mais les parcours n’ont pas produit suffisamment de végétation à cause de la sécheresse qui a caractérisé cette campagne agricole. Avant février, les prix des animaux ont excessivement baissé, et les aliments de bétail ont atteint des montants exorbitants suite à la spéculation : botte de paille dépassant 30 DH. Heureusement, les dernières précipitations ont permis d’avoir un couvert végétal parfois consistant, ce qui a nourri un peu d’espoir dans les rangs des éleveurs. Les prix des animaux ont déjà augmenté en ce mois d’Avril et les prix des aliments de bétail sont redevenus accessibles.

Dans le cadre du plan anti-sécheresse, il est nécessaire, en plus de la transparence dans la mise en œuvre de la distribution des aliments de bétail et une lutte rigoureuse contre toute forme de spéculation, de réviser à la baisse les prix de ces aliments avec une orge à 1,5 DH/kg plutôt que 2 DH.

Le Salon International de l’Agriculture au Maroc s’impose d’année en année comme un rendez-vous incontournable. Cette année, le thème est «l’optimisation des ressources pour une agriculture performante». Que pensez-vous ce Salon?
Le thème du SIAM de cette année est axé sur «l’optimisation des ressources pour une agriculture performante et durable». En tant qu’agronome, je félicite les organisateurs pour ce choix. En fait, il n’y a pas d’agriculture performante et durable sans recherche agronomique nationale. Celle-ci compte actuellement environ 400 chercheurs dans trois institutions (INRA, IAV et ENA). On devrait avoir plus que 400. La recherche exige des moyens financiers et des ressources humaines, car on a besoin de nouvelles variétés, de nouvelles machines adaptées à nos sols et nos cultures, de nouvelles études, de nouvelles technologies sachant que la main d’œuvre devient de plus en plus rare, exigeante, non professionnelle et syndicalisée. Dans une agriculture durable, l’objectif serait de produire plus par unité de surface en utilisant d’une manière optimale et rationnelle les ressources naturelles (sol et eau).

Fairouz El Mouden

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