La grande bibliothèque Al Quaraouiyine de Fès va ouvrir prochainement ses portes aux visiteurs. Ce petit bijou, comme l’indique à juste titre le muséologue, directeur du Musée Maroc Telecom, Ech-cherki Dahmali, est «un vrai patrimoine national et surtout international». La journée internationale des monuments et des sites fêtée le 18 avril, est l’occasion idoine de s’arrêter sur l’état des lieux des sites patrimoniaux nationaux. Entretien.
Al Bayane : L’ancienne bibliothèque Al Quaraouiyine de Fès va rouvrir ses portes au mois de mai. Quelle est la portée de cet évènement pour vous en tant que spécialiste des musées?
Ech-cherki Dahmali : Effectivement, on peut considérer la prestigieuse bibliothèque d’Al Quaraouiyine comme un vrai musée national. Dans la définition officielle de l’Institution muséale, établie par le Conseil international des musées (ICOM), sont inclus «les sites ayant la nature d’un musée pour leurs activités d’acquisition, de conservation et de communication des témoins matériels des peuples et de leur environnement» (Article 2 du statut de l’ICOM, amendé par la 20e Assemblée générale de l’ICOM en Barcelone, Espagne, 6 juillet 2001). Cette bibliothèque dispose d’une riche collection d’anciens documents et manuscrits, un vrai patrimoine national et surtout international. La preuve c’est l’inscription du manuscrit du 5e tome de «Kitab al îbar» d’Ibn Khaldoun sur la liste du Patrimoine documentaire de l’humanité de l’UNESCO en Mars 2015. Ce manuscrit du père de la sociologie mondiale, le grand penseur et historien Ibn Khaldoun (1332/1406), fait partie d’une riche collection de l’Université Al Quaraouiyine, la plus ancienne université du monde, que cet auteur a offert à sa bibliothèque au XIVe siècle.
Comme vous le savez, cette grande bibliothèque renferme des manuscrits vieux de douze siècles. Quel état des lieux faites-vous de notre patrimoine? Est- ce le moment opportun de faire de ce patrimoine matériel et immatériel un vecteur de croissance économique?
Le patrimoine culturel dans notre Royaume souffre de plusieurs problèmes, parfois très complexes. Je citerai quelques-uns à titre d’exemple, notamment le manque cruel de moyens financiers et humains pour assurer une sécurité totale des sites archéologiques et des monuments historiques, le manque de projets de restauration systématique des monuments historiques et des anciens tissus urbains. Figurent également la lenteur dans le classement juridique des monuments et sites historiques sur la liste du patrimoine national ; sans oublier le grand danger responsable d’une hémorragie continue de notre patrimoine matériel, à savoir le pillage et le trafic illicite des sites archéologiques en plein air (sites archéologiques et sites géologiques des régions du sud-est du Royaume, gravures rupestres), la démolition des éléments architecturaux des demeures historiques, de la poterie de la fin du 19e et début du 20e siècles, des tableaux d’art…
J’adresse un petit mot aux pilleurs du patrimoine culturel : «Tout monument ou objet détruit ou déplacé sans précaution, sans aucune étude préalable dans le milieu où il se trouvait conservé, perd toute sa valeur scientifique pour devenir un témoin mort, incapable de fournir des renseignements, ni sur sa propre histoire, ni sur celle des hommes », disait B. Koundouno, dans Smithsonian Libraries African Art Index Project DSI 1993
Autre constat, le secteur du patrimoine culturel mobilier et immobilier au Maroc connait plusieurs intervenants publics à la fois : ministère de la Culture (Monuments historiques, fouilles archéologiques…), Fondation nationale des musées, ministère du Tourisme (Plan de mise en valeur des Kasbahs et Ksours,…), ministère des Habous (Gestion des anciennes Medersa mérinides du 14e siècle.), la Commission marocaine d’histoire militaire (sites militaires et musées d’histoire militaire), ministère de l’Energie et des Mines (patrimoine géologique, sites archéologiques des anciens ères géologiques comme les dinosaures), les collectivités locales (propriétaires de certains monuments historiques). Devant cet état de fait, on ne trouve pas une vraie coordination entre ces différents intervenants ; chacun gère à sa façon le patrimoine qui lui est confié. A mon avis, il faut penser à créer une institution nationale qui peut fédérer toutes ces institutions pour unifier les efforts et pour mieux entretenir notre patrimoine.
Pour ce qui est de votre question relative à l’apport économique du patrimoine, je pense qu’effectivement, on a pris beaucoup de retard pour intégrer cet important élément dans nos plans de développement socio-économique et pour arriver à mettre en place une vraie industrie nationale de la culture. En France, la culture contribue 7 fois plus au PIB français que l’industrie automobile avec 57,8 milliards d’euros de valeur ajoutée par an. Son coût total pour la collectivité approche 21,5 milliards d’euros. Le secteur de la culture offre même 2,5% de l’emploi dans ce pays. Cela est certes, le fruit d’un marketing culturel bien étudié (Rapport commun du ministère de la Culture et au ministère de l’Economie, janvier 2014). Au Maroc, tout le monde est d’accord sur l’importance de la composante culturelle pour l’industrie touristique marocaine. Le ministre du Tourisme a précisé que «80% des touristes qui visitent le Maroc sont principalement intéressés par sa culture». Or, à titre d’exemple, la quasi-totalité des sites culturels comme les musées et les monuments historiques visités ne sont pas aménagés pour accueillir convenablement les visiteurs. Ils ne disposent même pas d’espace de détente (café, restaurant..) ou de boutiques de vente des souvenirs, des copies d’anciens objets et des publications, sans oublier le manque d’un vrai système de gestion de la billetterie… Il faut aussi que les investisseurs privés s’impliquent dans le secteur du patrimoine qui est un important vecteur de croissance économique. Les plans de développement économique doivent prendre en considération le levier culturel qui contribue fortement à l’enrichissement de l’offre touristique de notre pays, non pas uniquement pour les touristes étrangers, mais aussi pour les touristes marocains. Si on ne développe pas une vraie politique culturelle valorisant l’offre patrimoniale de notre pays, on risque de porter préjudice à notre identité culturelle.
Le monde a célébré le 18 avril la journée internationale des monuments et des sites. Pensez- vous que le Maroc a pris un peu de retard en matière de restauration des monuments historiques?
Le Maroc et l’Ethiopie, deux des plus vieilles nations au monde, possèdent le plus grand nombre de sites en Afrique classés patrimoine de l’humanité. Ils dépassent même une très vieille civilisation africaine comme l’Egypte.
Un petit rappel, les sites classés patrimoine matériel de l’Humanité par l’UNESCO au Maroc sont : les Medinas de Fès (1981), Marrakech (1985), Meknès (1996), Tétouan (1997), Essaouira-Mogador, Rabat (2001), la Cité portugaise d’El-Jadida- Mazagan (2004), Ksar Ait Ben Haddou à Ouerzazate (1987), le site archéologique de Volublis (1997). En matière de Patrimoine immatériel mondial du Maroc, figurent notamment la Place Jama El Fna(2001), le Moussem de Tan Tan (2005), le Festival des Cerises de Sefrou (2012), la fauconnerie de Doukkala (2010), la diète méditerranéenne de Chefchaouen (2010) et les pratiques et savoir-faire de l’arganier (2014), sans oublier le cèdre de l’Atlas marocain qui vient d’être classé patrimoine naturel de l’Humanité en Mars dernier, puisque le Maroc possède la plus grande superficie de cédraie en Méditerranée plus que «le pays des cèdres», le Liban. Cette reconnaissance internationale témoigne de la richesse de notre patrimoine matériel et immatériel unique au Monde. Toutefois, nos sites historiques et nos anciennes médinas regorgent de bâtiments historiques exceptionnels qui sont, malheureusement, dans un mauvais état de conservation. J’avoue que le ministère de la Culture ne dispose pas suffisamment de moyens pour entretenir tout le patrimoine bâti du Royaume, même si elle dispose de conservateurs de patrimoine qualifiés dont la plupart sont des lauréats de l’Institut national des sciences d l’archéologie et du patrimoine (INSAP) qui dépend du ministère de la culture. De plus, la restauration des monuments et des sites historiques sont de grands chantiers qui nécessitent beaucoup d’investissement. Cela ne peut aboutir sans l’implication de plusieurs opérateurs, comme les régions, les communes et pourquoi pas le secteur privé à travers des fondations socio-culturelles.
Mohamed Nait Youssef