La personne et la personnalité: une lecture d’ordre notionnel

«Le ciel sous nos pas», de Leïla Banssaïn, Albin Michel, 2019

Par Abdelmajid Baroudi

Le temps qu’il fait à Paris s’harmonise avec l’écriture et la lecture de ce texte. La grisaille synonyme de déception d’un paradis tant attendu coïncide avec la grisaille qui accompagne le rite de la lecture. Autrement dit, la temporalité de l’écriture va de pair avec celle de la lecture, sauf que l’ici et maintenant de la lecture exige la continuité de crainte de ne pas casser le rythme de l’assimilation et tomber dans l’oubli. Or la longévité de l’écriture impose d’autres cérémonies telles que le langage, l’imagination et la fiction nourrie par la métaphore.

Ceci dit, finir une lecture d’un texte n’est pas la même chose que finir d’écrire un texte car la finesse de l’écriture séduit la lecture et l’incite à aller jusqu’à la fin. Comment donc savourer la finesse de Le ciel sous nos pas?

La lecture que je propose de ce texte est d’ordre notionnel dans le but d’approcher tantôt sa relation au concret, tantôt son élan fictionnel. Et pour illustrer cette articulation, je me suis focalisé sur deux notions : la personne et la personnalité. Pourquoi ces deux notions ? Tout d’abord, une distinction entre les deux concepts est déterminante dans la mesure où la personne est connue en tant qu’identité dont les caractéristiques sont constantes. Par contre la personnalité change selon les rôles qu’on lui assigne dans une société. La deuxième raison de ce choix philosophique émane d’un souci problématique en vue d’élucider les variantes, c’est à dire les contradictions des personnages du roman avec lesquels la narratrice interagit pour construire sa trame. Qu’on est-il de la personne de la narratrice ? A-t-elle gardé son essence en tant que personne ou bien s’est-elle métamorphosée en personnalité?

Si la raison selon Aristote est la caractéristique de la personne et que son identité se définit par sa nature qui n’est autre qu’un animal parlant, cette essence n’est pas prioritaire dans la perception anthropologique de la personne selon David Le Breton. Dans son ouvrage : Anthropologie du corps et modernité, David Le Breton met en exergue le corps et le définit comme essence ou identité de la personne car la modernité exige la finesse, la jeunesse et la santé. D’où l’intérêt qu’accordent les moyens de communication et les règles du marché au corps. Il se trouve que la narratrice voulait assigner à sa personne une identité en mettant en avant son alter-ego qui résume le refus d’autrui pris dans son sens social comme origine du mal et dont le corps traduit cette rébellion charnelle.

Ce refus exprimé par la chair a converti soi-même en autre, quitte à se travestir en homme puisque autrui renonce à la liberté du corps sous prétexte que l’atteinte à la pudeur ne doit être conjuguée qu’au féminin. Seulement voilà, cette fronde ayant pour but d’imposer la libération du corps en vue de préserver la personne, en l’occurrence la narratrice, se fait dans la clandestinité. Ne pas regretter la perte de sa virginité est à mon avis un symbole de ce combat contre un alter- ego corporel qu’est la résultante d’une sédimentation dont la verticalité nuit à l’émancipation. Que faire de ce ciel ? Le garder sous nos pas ou le piétiner ? Il faut donc marcher sur ce ciel en cessant de prendre le corps comme alter-ego. Et c’est là où le bât blesse parce que la personne de la narratrice représentant l’épanouissement du corps contre son emprisonnement vit cette contradiction et n’arrive pas à se libérer du Surmoi contraignant même au nord de la petite mer. Le rêve oblige. En fin de compte, rien n’est gratos, tout se paye.

Ce qui m’attire dans la mère c’est son qualificatif : officielle qui me renvoie à son tour à la personnalité. Il s’en suit que l’officiel relève de l’institutionnel et non de l’informel. Toutefois, l’iniquité de la division du travail dans la société patriarcale veut que la femme, victime d’un système éducatif non égalitaire, travaille dans l’informel. La personnalité de mère officielle s’est forgée dans l’endurance, faute de scolarité. S’ajoute à cela, l’absence du père censée garantir la survie d’une famille qui n’a que le ciel pour se consoler. Il va sans dire que la personnalité de mer officielle évolue dans l’informel dont le corps est soumis aux règles de l’exploitation, à tel point que ce corps s’assimile à l’animal.

Contrairement à la personne de la narratrice, Tifa esquive la définition et affiche une passivité émanant de ce que peut sous-entendre son prénom. Elle est la soustraction d’un prénom qui signifie l’indulgence et la bonté : Latifa. Cette soustraction illustre une certaine incapacité de transgresser les normes infligées au corps. Tifa est en ce sens une négation de la personne et un refus de tout ce qui peut interroger. La prédisposition de Tifa à chosifier son corps l’empêche de transcender la personnalité pour assigner au corps une existence du possible. Elle se contente de vivre concrètement et correctement avec l’idée de remplir son cœur par Dieu car c’est économique. Et pourtant dans les banlieues du paradis, tout se paye, rien n’est gratuit.

Arrive la nuance. Les bornes entre la fiction et la réalité nous aident à dévoiler dans ce roman l’articulation de la personne avec la personnalité. Le retour y est pour quelque chose parce qu’il discrimine l’autobiographique de la fiction, et articule à la fois la personne avec la personnalité. La contribution à la promotion du statut de la femme marque le glissement de la fiction en faveur de la réalité. D’autant plus que cet engagement annonce la mort de l’identité de la personne telle qu’elle est formulée au départ. C’est dans cette nouvelle configuration que la personnalité s’arrache aux contraintes et se donne un rôle complètement diffèrent de ce qu’impose la division du travail. C’est dans le bénévolat que ce retour se confirme. Je ne suis pas une immigrée qui se réduit à des transactions bancaires. Je suis toujours utile à mon pays. C’est en gros l’exemple que Le ciel sous nos pas m’enseigne.

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