Le Derb, une mémoire

Un Repères plastiques et intellectuels d’un peintre

Abdelhay Diouri par lui-même, 2ème  partie

L’étape suivante, l’avant dernière de mon parcours créatif, a duré une vingtaine d’années, entre 1989 et 2008. J’ai travaillé durant toutes ces années sur ma mémoire de la maison où je suis né dans le quartier Bourjjoue/Adoua de la médina de Fès.

Je recherchais dans les confins de la mémoire de ma petite enfance, (Je l’avais délimitée entre zéro et cinq ans), les détails les plus simples du lieu, les coins et les recoins, les grandes pièces aux hauts plafonds, les petites pièces aux détours des escaliers qui faisaient fonction de cuisines, de lieux de stockage des denrées ou de débarras, leurs portes et leurs seuils, la cour spacieuse du milieu, le puits au sous-sol, le patio et le couloir, et tant d’escaliers qui reliaient toutes ces chambres, étages, demi et quarts d’étages, que je grimpais ou dégringolais, ou bien que j’empruntais pour le jeu de cache-cache ou pour échapper à la rudesse du père. Et aussi la terrasse au bout de ces escaliers, au haut de la bâtisse, qui surplombait l’espace vaste et compact des autres terrasses la ville, etc. Puis les premières images du derb où j’avais risqué mes premiers pas, alors que je n’avais pas encore cinq ans. Mon choix de cet âge comme limite de la mémoire que j’avais passé toutes ces années à déterrer, à reconstruire, est certainement pour quelque chose dans le dire de certains critiques devant mes œuvres de cette époque qu’il s’agissait d’une « psychanalyse de l’espace sans précédent ».

La première exposition de ces travaux eut lieu à Rabat en 2004 sous le titre : Inscapes, puis l’exposition a fait le tour de différentes villes du Maroc, puis elle a voyagé en Allemagne, en Italie, en Angleterre, en France, en Afrique du Sud et aux États-Unis.

Cette époque a coïncidé avec un énorme travail intellectuel dans le domaine académique qui s’est illustré par deux activités : la première a consisté en le lancement d’un séminaire multidisciplinaire mensuel à l’Institut Universitaire de la Recherche Scientifique de l’Université Mohammed V à Rabat où j’exerçais. Des collègues enseignants chercheurs universitaires marocains et des chercheurs étrangers y contribuaient par des communications qui faisaient état de l’avancement de leurs recherches dans leurs spécialités respectives (linguistique, littérature, histoire, anthropologie, création artistique, économie, politique, science physique). L’objet théorique qui reliait les différents chercheurs et qui constituait l’axe principal du séminaire était le concept du symbolique, d’où son titre : Séminaire du symbolique.

Le symbolique ici ne signifie pas l’analyse de symboles spécifiques ou l’interprétation de leurs formes, leurs contenus ou leur histoire dans la perspective connue du « symbolisme ». Il partait plutôt d’une prémisse qui le considérait comme une énergie vitale qui opérait dans le corps et la pensée, plus forte que la volonté même des individus et des groupes, puisant certainement ses forces dans l’humus socioculturel ancestral, sans pourtant que la conscience puisse y intervenir (à la manière du langage), et qui détermine nos choix, nos orientations et nos actions dans une large mesure.

La deuxième activité a consisté en une recherche de terrain dans le domaine de la médecine traditionnelle marocaine, au cours de laquelle j’ai visité les régions du pays de bout en bout. J’y ai connu nombre de thérapeutes dont les uns était spécialisés dans le traitement des maladies organiques et les autres dans la tranche psychique des patients, ainsi que des spécialistes distingués de la cueillette et du traitement des plantes et des matières médicinales organiques (zone présaharienne au Sud : Tata, Tissent, Jabal Bani).

Le résultat de ce long périple s’est illustré dans la rédaction d’un ouvrage (en anglais) dont j’ai maladroitement perdu la seule copie digitale dont je disposais à l’aéroport JFK de New York à mon retour au Maroc – après qu’il avait été approuvé à la publication par la Chicago Press University. Durant toute cette période, en sus des produits médicinaux et des enregistrements d’interviews dont je revenais chargé, je rapportais de chacun de mes voyages des sacs pleins de terres et de pierres qui illustraient le riche spectre des couleurs du pays. Je les écrasais, les broyais ou les brulais et les mixais pour nourrir ma palette. Ce processus, aussi simple qu’il puisse paraître, était en fait d’une portée fort complexe du fait qu’il me poussait à approfondir et mieux poser mes questions au sujet de la médecine traditionnelle, tout autant qu’il donnait libre cours à mon imagination qui partait dans d’infinies méditations sur les replis et détails intimes de ma mémoire de l’espace natal.

En Amérique, où j’ai vécu quelques années, j’ai découvert les œuvres des néoexpressionnistes peintres et sculpteurs et des Happenings qui eurent certainement quelque impact sur mes œuvres postérieures. En ces temps, les recherches sur l’IA commençaient à porter leurs fruits dans le domaine de l’art. Après mon retour au Maroc à l’aube du nouveau siècle, toute mon attention fut focalisée sur la transformation radicale qui atteignait l’homme et le monde. Une mutation qui changeait quasiment la nature de l’humain. Je me suis trouvé quasi obsédé par l’étude du vaste domaine de l’intelligence artificielle, ses théories, ses investigations et l’application de ses technologies dans les domaines de la connaissance, de l’industrie, de la médecine, des médias et des réseaux sociaux. On sait à quel point la projection de soi s’est investie dans l’univers virtuel qui a conquis l’économie, la politique, la culture en général et la créativité en particulier. Dans l’élan de ces préoccupations, j’ai pris l’habitude de visiter la Biennale de Venise en Italie et le festival de Cassel en Allemagne. C’était, et ça l’est toujours, le meilleur moyen pour développer et aiguiser mes aptitudes perceptives et restructurer mon approche du monde intellectuel, culturel et imaginatif. Tout cela a eu un impact profond sur l’orientation du Séminaire du Symbolique à la fois sur le contenu et sur les centres d’intérêt des participants, comme il s’est reflété sur mon travail créatif de manière tangible dans l’exposition ArtClash installée à la fois à la galerie Bab Rouah et à l’esplanade de la Bibliothèque Nationale du Royaume du Maroc en Mai 2013.

Cette exposition mettait en scène plusieurs disciplines plastique : sculptures, installations, photographies et déchets électroniques récupérés étaient juxtaposés dans une configuration artistique singulière.

Je voudrais en mentionner deux pièces en particulier pour ce qu’elles montrent comme mon œuvre plastique s’était imprégnée de la transformation qui s’est opérée au début de ce millénaire. La première pièce se compose de quatre cubes d’un mètre de côté qui racontent l’évolution de l’énergie dans l’histoire de l’humanité : le premier cube est fait de terre qui a vu pousser dès les premiers jours sur ses parois des champignons, des plantes et des fleurs avec des vers de terre qui y attestaient l’existence de la vie ; le deuxième cube était en ciment armé de barres de fer sur l’une de ses faces en référence à l’âge de béton qui a inauguré l’architecture moderne ; le troisième cube était en asphalte pour référer à l’ère de l’énergie fossile qui a entraîné la pollution de l’air qu’on respire et la désertification ; et le quatrième cube entièrement transparent présentait un cumul important des composants internes de disques durs qui renvoyaient à l’impact de l’intelligence artificielle dans nos vies.

La deuxième pièce consistait en un assemblage de cartes mères d’ordinateurs soudées artisanalement et fixées sur une structure métallique sous forme d’un mur (8m x 12m) érigé dans l’esplanade de la Bibliothèque Nationale de 2013 à 2018. Vu les milliards d’informations stockées dans les 1211 cartes mères de ce Mur Digital, correspondances, musique, données personnelles, confidences chuchotées, photos, vidéos et autres événements de la vie publique et de la vie intime des gens de toute la planète qui peuplaient le iCloud, certains amis y ont entendu un hourrah assourdissant qui s’élevait de ce mur dans la vastitude du ciel et voyageait dans l’univers virtuel infini.

Pour moi, et pour nombre de visiteurs, ce mur représentait un prolongement des sommes d’ouvrages qui reposaient en vis-à-vis sur les étagères de la Bibliothèque. Jusqu’au jour où il avait été décidé (sans me consulter) d’en « débarrasser » l’esplanade. Je pris alors sur moi de le démolir moi-même avec la participation d’un groupe d’amis artistes au cours d’un Happening qui a duré cinq heures, de 19h à minuit. Musique, théâtre, acrobatie, chants, poésie multilingue, vidéos et jeux de lumière se sont déroulés de sorte à entamer la démolition d’abord par les artistes avant d’amener le public à y mettre la main. Et me voici donc aujourd’hui, refusant de remettre les miettes de ces cartes mères dans le circuit international du traitement insalubre des déchets électroniques, me voici donc pris, à nouveau et non moins passionnément, dans le projet monumental d’en faire un Cube Digital de 3 mètres de côté, d’un poids de 3 tonnes et qui pivote – incliné – sur son axe, alimenté à l’énergie solaire.

Le Zellij, une géomérie

Je me dois, pour clôturer ce propos, d’inclure ici une brève note sur ce qui me préoccupe au sujet de la création plastique actuelle au Maroc. Tout le monde sait que les arts plastiques sont venus chez nous, comme on dit, dans la mallette du colon. Ce qui n’est pas venu dans cette mallette n’est certainement pas le besoin des marocain d’une expression esthétique, car cette expression a toujours existé, et continue d’exister sous les formes diverses plus ingénieuses les unes que les autres des métiers de l’artisanat (les couleurs et les formes de la poterie, la géométrie des zellij, le cuir, la soie, la broderie, la laine, le tissage, le tapis, la gravure et le dessin coloré sur le bois et le plâtre, l’architecture, etc.). Toutes ces formes d’expression relèvent d’une pulsion créative formidable, riche et certaine, et révèlent une vision esthétique authentique et une personnalité culturelle originale. Tout ce qui est arrivé dans ladite mallette est le déplacement de l’expression esthétique du travail de la main sur le support fixe des murs et le sol ou le support mobile, mais usager, de la poterie, le cuivre ou le cuir, au travail de la main sur la toile mobile et autonome. Et avec ce que ce déplacement, tout ce qu’il implique en matière de sujets nouveaux, d’outils, de matériaux et de techniques. Ames yeux, l’émergence de ce phénomène est de l’ordre d’une migration de notre imaginaire esthétique, pour ne pas dire d’un exil, qui n’a pas toujours ni nécessairement été reçu de l’autre côté avec la générosité des lois de l’hospitalité, et encore moins selon l’affirmation initiale souveraine du terroir. Il s’en est suivi, dans un premier temps, des pratiques d’imitation en rupture avec notre ancien imaginaire esthétique. Nos tous premiers artistes de l’ère coloniale avaient des postes de cuisinier, jardinier ou autres emplois subalternes chez des artistes peintres coloniaux et ont appris d’eux le maniement du pinceau et la configuration de l’espace peint. Et, faut-il l’ajouter, cette migration de l’imaginaire esthétique est la sœur jumelle de la migration dans la langue de l’autre qui a marqué toute une génération de nos meilleurs et plus prestigieux intellectuels. Mais l’art plastique a forgé son propre chemin pour affirmer un profil autonome et distinct de l’art modern au Maroc dans les années soixante et soixante-dix du siècle dernier avec les créations innovantes de l’École des Beaux-Arts de Casablanca et de Tétouan.

Art, masse et élite

Le phénomène est toutefois resté confiné dans l’élite, comme si l’art ne devait pas susciter d’intérêt parmi les masses. De fait, il ne les atteignait pas, et malgré les efforts des artistes de cette époque d’aller vers elles comme ce fut le cas de l’exposition dans la place publique (Marrakech) ou par leur appel du pied pour participer aux peintures murales (Asila), la question de la réception de l’art moderne au Maroc est restée une question cruciale réelle. Cependant, certains indices ont montré le contraire plus tard par la diffusion de peintures prosaïques, plates, (sujet et techniques de la carte postale) quasi anonymes, exposées dans les ateliers d’encadreurs et des boutiques spécialisées dans la médina. Ces peintures ont fait leur entrée dans les maisons de conditions modestes et dans les salons d’une classe moyenne émergente. Elles y ont remplacé ou cohabité avec le portrait du patriarche retouché à la main et le verset coranique brodé au fil doré dans le cadre enluminé – lesquels avaient remplacé à leur tour la photo du roi Mohamed V après son retour de l’exil avec son tarbouch watanî qui, lui-même, avait subitement supplanté le Grand Miroir turque qui ornait majestueusement le mur principal du salon au début du siècle dernier. En même temps qu’elle représente une sorte de marque de distinction, la diffusion à large spectre de ces peintures dans le tissu social marque indéniablement un développement considérable dans l’acquisition de ce legs occidental qu’est l’art plastique, et son intégration dans l’imaginaire esthétique et la représentation de soi du commun.

La transformation actuelle postmoderne de l’imaginaire esthétique à l’échelle de la planète du fait du développement fulgurant de l’Intelligence Artificielle et de ses technologies ne manque pas d’impacter le domaine de la création artistique. Cette transformation représente une vraie mutation dans le domaine de la créativité aux niveaux des outils, des contenus, des formes aussi bien dans les orientations de l’abstraction, de la figuration ou de l’art conceptuel. Face à cette mutation, mis à part de rares et timides tentatives, nos artistes, il me semble, restent adeptes de l’art du pinceau et de la toile, fascinés qu’ils sont par les exploits de l’époque des avant-gardes de la modernité, bien que certains cherchent, souvent sans le savoir, à transcender cette tendance.

Mais mon espoir est grand dans la jeune génération. Je ne peux me permettre tous ces arrêts sur mon parcours personnel et d’énoncer ainsi ma vue sur l’art actuel au Maroc sans marquer ici une pause magistrale en hommage à mon père qui m’a initié à l’amour des couleurs et du travail manuel dans son atelier ancestral, car il aimait me prendre avec lui à la mosquée pour la prière de l’aube, puis à l’atelier où j’avais commencé par jouer avec les bris de terre cuite aux couleurs à l’émail scintillant de qu’il dégageait au dégrossissement des carreaux bruts, avant de passer à l’étape du comptage des pièces qu’il réalisait, puis à l’exercice risqué du traçage d’après gabarits à l’encre blanche ou bleue cobalt, selon la teinte du carreau brut, de pièces à tailler. Ensuite, au lever du jour, mon père me prenait au msid où il me livrait au fqih, lui disant avec un sourire espiègle : « Toi tu égorge et moi j’écorche ! »

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