Le Retour de Radia

Radia entre dans la maison, le bras accroché à l’épaule de son mari qui la tient par la hanche de peur qu’elle ne tombe. Elle est à peine reconnaissable, un squelette vivant : Visage blafard, yeux hagards, cernes grisâtres, lèvres sèches et fissurée, joues creuses, tête entièrement recouverte d’un foulard. Maigre comme un lacet, elle halète à chaque pas, hors d’haleine, et transpire à grosses gouttes.

La voyant dans cet état, sa mère pousse un long hurlement déchirant et s’évanouit. Ses sœurs se mettent à crier. Son petit frère s’accroche à sa taille en pleurant. Son père la regarde en retenant avec peine les larmes qui lui montent aux yeux… Le mari et le père font entrer la malade dans la chambre et la mettent au lit. Elle dit faiblement à son père de ne pas s’inquiéter pour elle et d’aller auprès de sa mère. Son mari la regarde avec apitoiement et dit à Si Ali : «Vous m’avez donné une fille débordante de vie et rayonnante de beauté et je vous ramène une moribonde !» et succombe en pleurant.

Ses yeux rouges deviennent une cascade de larmes. S’efforçant d’arborer une grimace ressemblant vaguement à un sourire, Radia lui murmure: «Voyons Aziz ! Tu ne vas pas recommencer ? Tu m’as promis: Pas de larmes !» et se met à toussoter en crachant dans son mouchoir trempé de sueur.
Au début, cette tumeur maligne qui ronge le corps juvénile de Radia était tellement maligne que la malade ne s’était même pas doutée de la mort qui se propageait doucement, qui avançait en silence, qui infestait en s’infiltrant par traîtrise partout dans son corps, le détériorant de l’intérieur, le suçant, le tarissant, le dévorant, l’usant chaque jour un peu plus jusqu’à la phase extrême devant laquelle la médecine terrestre est impuissante. Après un long traitement aussi douloureux que vain, Radia a compris avec lucidité et résignation qu’elle était condamnée et entendait déjà sonner le glas. Croyante jusqu’à la moelle, elle a refusé de mourir sur une terre mécréante et a décidé de rendre l’âme chez elle, entourée des siens, et être enterrée dans sa terre musulmane. Elle voulait s’éteindre dans la maison qu’elle avait fait bâtir avec sa sueur et son sang…

Cette maison qui sentait le basilic, la joie de vivre et la bonhomie, la porte toujours ouverte, accueillante, hospitalière et chaleureuse; cette maison où les voisines chantaient et dansaient pour dire merci à la vie; cette maison où les petits enfants poussaient en toute quiétude comme l’olivier du patio ; cette maison d’où fusaient les rires, les exclamations, la joie, le bonheur; cette maison qui vivait… Cette maison s’est subitement tue comme si elle pleurait la jeune femme qui agonise dans la chambre. Les persiennes closes assombrissent les meubles et rétrécissent les pièces. La peinture fond et coule en larmes le long des murs. Les murs se lézardent et perdent leur peau. Le toit devient tellement bas qu’on a l’impression de le toucher rien qu’en levant la main. Les escaliers disparaissent. L’espace devient de plus en plus étroit. Les fleurs du salon se fanent. Les portraits et les tableaux deviennent flous. Les piliers fléchissent les genoux. La maison s’agenouille et prie…

Le spectre de la mort plane désormais sur les êtres et les choses de cette demeure métamorphosée en sarcophage; silence morbide, pleurs étouffés, portes et fenêtres fermées, poste de télé éteint, chaîne stéréo muette, téléphone muselé, déplacements et gestes discrets, veillées taciturnes, prières chuchotées.. Même les enfants ne rient plus; les enfants ne jouent plus. La désolation la plus douloureuse s’abat impitoyablement sur la maison. Tard dans la nuit, la femme qui somnolait paisiblement dans la pénombre du salon juste avant de recevoir cet appel téléphonique fatal, ouvre doucement la porte de la chambre et vient s’asseoir auprès du lit de la mourante. Sur la table de chevet, plusieurs boîtes sont entassées pêle-mêle. A quoi servent toutes ces gélules, toutes ces pilules, tous ces cachets, tous ces comprimés qui ne guérissent pas ? La mère maudit la science humaine qui n’a pas encore réussi à vaincre ce maudit cancer en dépit du progrès et se demande pourquoi la médecine demeure impuissante devant ce genre de maladies assassines.

Elle ne comprend pas comment les médecins européens, malgré leur science, leur érudition, leurs machines sophistiquées, leur technologie, n’ont pas pu guérir sa fille. Elle veut comprendre et ne comprend pas. Puis elle se dit : «Et si notre médecine traditionnelle, nos plantes, nos amulettes, nos marabouts, nos saints pouvaient sauver ma petite Radia ? Pourquoi ne pas essayer ?» Elle regarde sa fille avec tendresse, le cœur saignant, et s’efforce de ne pas pleurer de peur de la réveiller.

(A SUIVRE…)

Mostafa Houmir

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