Lettre ouverte aux nouveaux responsables politiques pour la gestion des villes

Bien sûr je n’ai rien à vous dire que vous ne sachiez certainement déjà puisque le bon sens est supposé être partagé par les uns et les autres, surtout par ceux qui croient être l’élite organique, volontaire ou coptée d’un pays, d’une région, d’une ville. Mais la vie n’arrête pas de nous inciter à appeler les choses par leur nom, à rappeler la couleur des idées supposées proches, évidentes; surtout que beaucoup de paroles citoyennes clairvoyantes s’épuisent dans la solitude de la pensée, que beaucoup d’individus non normatifs finissent erratiques, éloignés d’une véritable contribution à l’action sociale ou tout au moins à une réflexion sérieuse sur les choses de la société.

Le rapport de force leur est incroyablement asymétrique qu’ils se sentent écrasés, inaudibles. Paul Valéry, écrivain et observateur du siècle dernier, disait que la politique est l’art d’empêcher les gens de s’occuper de ce qui les regarde. Et surtout pour un pays comme le nôtre où les pesanteurs héritées, les rapports difficiles avec l’exercice du pouvoir, les tensions et confrontations idéologiques, l’absence d’humilité, les frustrations secrètes des individus, empêchent de voir l’exercice politique comme responsabilité concrète, enjeu de vie, dépouillement, don de soi, rationalité fonctionnelle. Il faut donc voir les choses autrement, revenir à un style politique sobre, hors les dogmes, les humeurs caractérielles, les préjugés, les aprioris, revenir à un style qui traduit un penchant politique pour la chose publique, pour la gestion de la ville comme cœur d’une vie collective, comme cause d’une vision.

Lorsqu’on prend la direction d’une région ou la gestion d’une ville, je sais que la tâche est immense selon ce qui doit être accompli, selon les nouveaux enjeux du développement économique, les mutations de la cartographie régionale, la complexité administrative et mentale de certaines affaires, selon les décalages entre les mauvaises habitudes et les nouveaux comportements à acquérir. Oui, le tableau est compliqué et les acteurs ne sont pas forcément préparés, forcément disposés intellectuellement pour agir autrement, hardiment pour briser la force de l’inertie, l’arrogance de l’ignorance, la médiocratie héritée, l’auto-suffisance, l’impuissance des corps alanguis, épuisés par la non reconnaissance, la non émulation ou par l’incompétence.

Seulement, il faut peut-être arrêter de faire de la politique un champ de bataille, de jeux de rôle, de vente aux enchères, de promotion de soi, de fausse dialectique. Il y a des choses simples, des évidences, des priorités humaines, sociologiques à rappeler. En dehors des obédiences tranchées, des rhétoriques de circonstance, des langues de bois intenables, fossilisantes, stérilisantes, des postures guindées, il faut revenir à un style pratique, dépouillé, humble, qui appelle un chat un chat (vous pouvez choisir une autre bête moins domestique), qui dessille les yeux pour gérer rationnellement les réalités, secteur par secteur, point par point, question par question, à la fois dans l’impatience des priorités et la patience dans le temps nécessaire aux véritables réalisations.

Prenons l’exemple de la ville d’Agadir et de sa grande circonférence. Agadir et sa région ont connu plusieurs états divers dans leurs histoires, cela va de la marginalité, de la provincialité tranquille à un regain d’intérêt ; cela va des gestions politiques ordinaires avec le passage de gouverneurs sans effets bénéfiques sur le destin de la ville, de maires impotents, impersonnels, sans passion, à des éclaircies politiques, quelques réalisations infrastructurelles notables, etc. Mais il y a comme une non sensibilité à la vraie réalité de la ville, une non évolution du paysage urbain, une non accumulation de qualités urbaines qui étoffent l’espace de vie dans la ville, qui en fait une ville pour ses vivants, tous quartiers confondus, qui augmentent son attractivité . Ce qui importe, c’est la matière de la société proche car la ville – et ses quartiers – constituent la première carte substantielle de nos existences. C’est bien de penser en grand, à parler tant et plus des énormes réalisations qui viennent ou ne viennent pas, mais il ne faut oublier que la qualité et la beauté essentielles de l’existence urbaines résident dans le peu, l’humilité, les qualités vivables, un savoir vivre en commun.

La qualité d’une vie dans une ville est plus profonde que la grandeur des monuments et des événements : les rues agréables, propres, les jardins ombragés et hospitaliers, les espaces verts esthétiques et équilibrés, les lieux de repos et de villégiature pour les jeunes, les promeneurs, les personnes âgées qui n’ont pas de bancs avec dossier pour se reposer, le dynamisme de certains quartiers, un bon campus universitaire, de véritables médiathèques, les squares pour enfants bien entretenus, les lieux de loisirs à promouvoir avec les bons investisseurs pour les salles de cinéma et autres pôles d’activités, le bon fonctionnement non misérable des maisons de cultures pour les jeunes, la longue promenade de bord de mer à vivifier, à fleurir, etc.…. Bref, j’aimerais que les nouveaux « politiques » choisis par les suffrages ou désignés par décrets aient des corps, des sensations, des regards, qui circulent dans l’espace de la ville et qui crient à certains scandales (saletés, pollutions, incuries, projets inachevés dont la ville d’Agadir se fait une spécialité (l’ex-conservatoire, les nouvelles transformations de Talborjt…). Et je ne parle pas de toutes ces structures qui finissent par être des coquilles vides.

Il y a bien sûr un « imparfait des villes » selon l’expression de l’architecte Paul Chemetov, cet imparfait qu’on perçoit dans leurs contradictions, leurs mutations brutales (exode, densification exacerbée, spéculations sauvages, ruralisation de l’espace urbain, passif et héritage des mauvaises gestions et incompétences antérieures, disparité des populations et des quartiers, je-m’-en-foutisme des individus, impunités flagrantes, multiplication des bras-cassées dans les services publiques, le manque de distance et d’exigence dans l’évaluation des évènements, des manifestations,…) ; malgré cet imparfait, laville reste un enjeu de vie sociale qui doit être l’objet d’un consensus rationnel en dehors de la tradition sécuritaire et politique, des divergences.

On croit souvent que la politique exclut l’émotion, que la pratique est incompatible avec la réflexion, que l’autorité est au-dessus du savoir, que la prise de décision ne suppose pas la culture de l’écoute, la capitalisation des forces compétentes. On se trompe souvent car il n’y a pas de complétude. Toute action doit être le fruit mûr d’une multitude de réflexions ; même si les servitudes de l’action et de la responsabilité sont lourdes, prenantes, pesantes et que la politique est rarement de l’ordre de l’enchantement car toutes les promesses sont souvent impossibles à tenir et que plus le pouvoir est insidieux plus le soupçon s’accentue. C’est souvent,par la force des choses,une combinaison entre l’optimisme de la volonté et le pessimisme de la raison. C’est le paradoxe du politique car quelque chose lui échappe irrémédiablement devant l’ampleur des tâches.

N’empêche qu’en face de la crise des modèles politiques, de l’inquiétante retraditionalisation de la société marocaine, des syndromes des identités, des régressions constatées ici et là, il y a la nécessité de retrouver le progrès comme pratique sociale à même les réalités tangibles. En finir avec les clivages idéologiques qui ne sont de plus en plus que des courroies de carriérisme et la soif dérisoire de vouloir entrer dans la confrérie des politiques, la comptabilité des sièges.Ce qui importe, c’est de s’occuper des réalités, de déranger, d’améliorer l’existant, de dire la vérité sur les faits, faire des bilans, des retours lucides sur soi et non se contenter de la posture idéologique, des slogans, de sa petite personne d’épicier régional ou de baroudeur national. Il y a un courage politique et pratique à réhabiliter les actions utiles, c’est-à-dire à admettre de vivre son temps propre, de se placer dans la réflexion active du monde. Ce courage ne se décline pas dans les réalisations extraordinaires, spectaculaires, protocolaires, dans les activités formalistes, les inaugurations inutiles, les attroupements officiels. Le courage, c’est dans l’humilité de l’action, la culture du métier, la régulation des biens.

Notre malheur, c’est la rétention perpétuelle de la personnalité autonome à l’avantage de l’unanimité faussement fédérale et d’un déterminisme hérité. On nous rabat les oreilles avec le conformisme de croyance, le discours de loyauté aveugle ; ce qui importe, c’est la loyauté à la vie, aux gens, aux principes humanistes, aux savoir-faire. On ne peut pas forger l’avenir ni par une quelconque violence millénariste, ni par le fatalisme religieux, ni par le verbiage tendancieux. Ce qui importe, c’est d’améliorer l’espace humain, les services, se méfiant tant faire se peut des pièges bureaucratiques. Le salut est dans la raison pratique nourrie de l’existence de la connaissance et des qualités supra-individuelles. Nous sommes souvent déchirés entre ce que Max Weber appelle les jugements de fait (voilà ce qui est fait) et les jugements de valeurs (voilà ce qui doit être), mais l’important c’est de les unir, d’unir le principe de responsabilité et l’éthique de la conviction. On aura deviné que la tâche concerne ici en premier lieu ceux ou celles qui avancent dans le choix de responsabilité à finalité collective pour les voir servir scrupuleusement des desseins autres que ceux de leur personne, de leurs humeurs ;avec indépendance d’esprit et au-delà des archaïsmes, de la « tyrannie de l’urgence », de la comédie démagogique, des projets bâclés pour sauver les apparences. Car comment se fait-il qu’au moment même où un responsable accède à l’autorité en assumant la fonction à finalité collective, il s’engouffre dans un état qui le rend pas plus efficace que les précédents responsables comme par une difficulté sociologique ou psychologique. Des résistances sont là en soi et dans la société ; même si on remarque ici et là de bons ouvrages nationaux, de la perfectibilité, de la bonne volonté.

D’où la nature de mes propos qui parlent de l’impuissance qui retarde le progrès. Tant que séviront cette impuissance, cette servitude volontaire, ce manque de personnalité, ces velléités dans les politiques de proximité, la vie sociale dans la ville d’Agadir restera désavantagée ou affaiblie. « la vie ne réclame pas le pouvoir, mais le droit de remplir la tâche qui lui est dévolue dans l’existence même. Elle se fonde sur trois piliers qui ont pour nom amour, travail, connaissance » (W. Reich). La ville demande une émotion d’appartenance, une pugnacité intelligente, du désir politique, j’allais dire un «amour politique».

Ces propos présents n’ont pas la prétention de servir de modèle critique d’existence politique à qui que ce soit. Ils ne traduisent que l’affect d’un individu courroucé de voir le possible ne pas advenir et qui décrit ce qu’il voit comme « le peintre décrit un orage ». Avec cette nuance : décrire un orage, oui, mais en désignant les moyens de s’en protéger et surtout d’ouvrir l’horizon de la possibilité d’une ville, de sa perfectibilité ; lui donner un surcroît d’ « amabilité » par laquelle l’importance urbaine se présente comme l’expression d’un atout pour la satisfaction et l’existence humaines.

Hassan Wahbi

Universitaire, écrivain

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