L’homme est le passé de la femme ?!

Les divorcées de Casablanca de Mohammed Ahed Bensouda

Mohammed Bakrim

« Le poète a toujours raison, qui voit plus haut que l’horizon

Et le futur est son royaume

Face à notre génération, je déclare avec Aragon

La femme est l’avenir de l’homme »

Chanson de Jean Ferrat

Le film est fidèle à son titre : il y est, en effet, question de divorce et on voit beaucoup la ville de Casablanca, souvent vue du ciel (l’effet drone sur la nouvelle esthétique des films ?).  Le divorce évidemment ; un sujet d’actualité par la force des chiffres d’abord. Les statistiques à ce propos sont ahurissantes et autorisent à parler d’un véritable phénomène des temps modernes.

Selon des chiffres officiels concernant la période entre 2017 et 2021, les tribunaux ont été amenés à traiter 500 000 affaires de divorces. Sur 100 demandes d’autorisation de mariage, on compte 50 affaires de divorce enregistrées. On parle d’une moyenne avoisinant les 800 divorces par jour ! Le record a été enregistré en 2021 avec 27 000 affaires (effet Corona ?). Le thème ne pouvait donc ne pas interpeller les scénaristes. Un bon scénariste (les Egyptiens par exemple) est souvent comparé à une éponge qui « absorbe » les phénomènes et les sujets qui traversent la société. Rencontrer le thème du divorce est presque une normalité pour le cinéma marocain étant historiquement ouvert sur la tous les sujets traitant de la femme.

Celle-ci étant une véritable mine d’or pour la fiction marocaine, que dis-je, maghrébine. D’une manière symbolique on peut dire que le film de Bensouda dialogue à distance avec son frère ainé Femmes et femmes de Saad Chraïbi (1998) : les deux films étant portés par un même dispositif scénaristique centré un récit polyphonique de femme d’horizons divers et un cast essentiellement féminin. Violence quasi physique chez Chraibi ; une autre forme de violence chez Bensouda. L’allusion au cinéma marocain des années 1990 qui avait entamé sa grande rencontre avec le public sur la base d’un scénario de proximité (la condition de la femme, l’immigration, les années de plomb…), n’est pas fortuite. Je formule en effet l’hypothèse que Mohamed Ahed Bensouda est le digne successeur du cinéaste Hakim Noury, figure historique d’un cinéma social, grand public qui ne souffre point du complexe « auteuriste ». 

Bensouda, pas seulement avec ce nouvel opus, rejoint la tendance que j’ai qualifiée une fois de « cinéma du milieu ». Un cinéma bien ancré dans ses choix, situé entre le cinéma de la comédie populaire et un cinéma d’auteur radical. Le match qui se joue actuellement en tête du box-office entre Ana machi ana, Nayda (comédies populaires), d’un côté ; Les divorcées de Casablanca (comédie sociale dramatique), d’un autre côté et Les meutes de l’autre en est une parfaite illustration.

Le divorce, ici, abordé à partir de l’histoire de cinq femmes de milieux sociaux différents mais relevant de couches urbaines. Il s’agit de Leila, médecin (Sonia Okacha) ; Salwa, décoratrice d’intérieur (Zineb Obeid) ; Hafida, directrice d’école privée (Nadia Alami) ; Fadwa, femme de foyer (Bouchra Ahrich) et Fatéma, femme de ménage (Mounia Lamkimel).  En contre-champ, le récit introduit l’histoire de Ghalia, journaliste radio (Saida Charaf) d’origine sahraouie, qui, contrairement à ses quatre autres amies du club fitness, est une divorcée heureuse, en symbiose avec son ex. du fait de la tradition culturelle hassanie où le divorce ne constitue pas une cassure, ni une fin dramatique.

 Film féministe réalisé par un homme ? Ou un film-thèse sur une bonne cause ? Un cinéaste avocat qui point du doigt un dysfonctionnement qui révèle une dure réalité.  Mohamed Ahed Bensouda est un cinéaste professionnel mais c’est aussi un capteur de signes. Il aime « fouiner » derrière les portes fermées (le titre de l’un de ses longs métrages) pour détecter le non-dit d’une société. L’angle étant la situation de la femme perçue comme la boîte noire qui résume toutes les autres discriminations. Le cinéma, l’œil de la caméra s’inscrit ainsi dans une logique de « microsociologie » dans la mesure où il est impossible de comprendre vraiment la société sans pénétrer dans ses plis les plus fins. Le cinéma à thème fort permet une variation d’échelle. En changeant d’optique, de focale, on découvre d’autres versions d’une même réalité.

La mise en scène du film va dans ce sens en alternant les vastes plans d’ensemble et les plans serrés d’intérieurs. On ouvre sur un plan large de la ville. La mosquée, qui trône sur l’océan, est au fond de l’image. Le récit est ainsi inscrit dans un espace-temps précis mais présenté comme clivé. Une dualité, le sacré et le profane, s’installe d’emblée. On découvre une agglomération archétypique avec cependant des lignes de fuite qui dirigent le regard vers la grande mosquée emblème de la ville dont le Minaret qui se dresse vers le ciel casse l’uniformité de l’horizontalité de l’espace urbain. Le titre du film apparaît sur les deux tours (un couple ?) du célèbre quartier Maarif. La Mosquée joliment éclairée revient pour ouvrir sur une série de plans qui par un panoramique droite gauche nous fait découvrir un autre aspect de l’espace urbain, celui des grandes villas et des zones vertes. Cut est le premier plan d’intérieur arrive avec moult indications. L’accumulation des signes permet de comprendre qu’il s’agit d’une clinique. Le mot « accueil » en arabe et en français est mis en évidence. Nous sommes dans un lieu, la réception (dimension informative du plan) mais au-delà c’est un clin d’œil intelligent adressé au spectateur : le récit entre à la clinique ; le spectateur entre dans le film.

Des couleurs froides (une pancarte indique stérilisation) ; un lieu aseptisé, l’ambiance n’est pas à la fête. L’arrivée des deux personnages, la femme la première, puis l’homme, installe l’enjeu dramatique du film. Le divorce au sein d’un couple moderne avec au centre la question de la garde des enfants. Un bras de fer est engagé. La dichotomie spatiale qui ouvre le film est transposée sur le plan relationnel : ceux qui sont censés apporter des remèdes à l’autre sont minés eux-mêmes par un mal profond.  L’impasse de la modernité est avérée. Tout le programme narratif du film ne cesse de l’étoffer au fur et à mesure du déroulement du récit. Celui-ci se décline dans une série de portraits. Des séquences construites autour d’une mini-intrigue portée par le même ressort dramatique : l’homme ou comment s’en débarrasser. L’image du corps de Fouad (Mohamed Choubi), le mari de Fadoua, dans le frigo en est une métaphore éloquente. Le déroulé de ces séquences est scandé par le retour récurrent des plans de la ville comme pour pointer du doigt les contradictions entre l’extérieur (d’un blanc immaculé, on dit bien la casa Blanca, la ville blanche !) et l’intérieur noir avec des récits tragiques.

Le troisième acte offre une variété de registres dramatiques et esthétiques allant de l’intrigue policière à la comédie à l’italienne, voire quasiment au burlesque. Le récit, en outre, n’hésite pas à puiser dans l’héritage mythologique avec la belle scène qui réunit Leila, ayant décidé quand même de sortir de sa solitude et qui invite chez elle Fouad, un politicien corrompu. Croyant à une idylle possible et ne sachant pas que ce prétendant était déjà marié, l’introduit dans sa villa. La scène commence autour de la table du petit salon avec Fouad qui s’empare d’une pomme. Une pomme, fruit à forte charge symbolique. C’est le signe de l’amour. Fouad tend la pomme à Leila ; dans la mythologie grecque c’est Dyonisos qui offre la pomme à Aphrodite déesse de l’amour. Nous retrouvons aussi une belle allusion au récit des origines avec Eve et Adam au moment de commettre la transgression de l’interdit, signant la chute de l’homme.

Related posts

Top