L’inflation n’est pas uniquement importée, elle touche aussi les prix des produits fabriqués localement

Entretien de CHIGUER MOHAMMED, Président du Centre d’Etudes et de Recherches Aziz Belal (CERAB)

Bank Al Maghrib et le gouvernement sont les premiers responsables

Propos recueillis par Fairouz EL Mouden 

Al Bayane : Quelle analyse faites-vous de la conjoncture économique mondiale actuelle et ses répercussions sur l’économie marocaine ?

Mohammed Chiguer : C’est une conjoncture inédite parce qu’elle intervient dans un contexte très particulier marqué par :

  • Une superposition de crises : crise sanitaire due à la pandémie devant laquelle les apôtres de l’ultralibéralisme ont fait le dos rond, crise économique qui ne résulte pas seulement de cette dernière mais aussi de la crise de 2008 qui s’est mal dénouée à cause de la fin du non-recevoir du Capital financier dominant qui ne voulait pas lâcher prise, crise écologique découlant d’un productivisme à outrance. A ces crises, s’ajoute celle de la démocratie représentative avec comme toile de fond une société de défiance.
  • Des transitions qui peinent à aboutir. Il s’agit en particulier du passage de la société industrielle à la société post-industrielle ou société du savoir suite à la révolution technologique de la fin des années 70 du siècle dernier ; de la numérisation de la société dont le rythme qui s’est relativement accéléré sous l’impulsion de la pandémie, s’est accompagné d’une aggravation de la fracture numérique s’ajoutant aux deux autres fractures, démographique et sociale. L’aspect dominant de la première réside dans le vieillissement de l’hémisphère nord qui concentre l’essentiel de la richesse créée alors que l’hémisphère sud qui regorge de richesses naturelles, abrite des populations jeunes et concentre, paradoxalement, l’essentiel de la misère du monde. En fait, les inégalités sociales, entretenues et aggravées par la mondialisation dans sa version ultra-libérale, ne s’expriment pas seulement horizontalement (spatiale), mais elles s’expriment aussi verticalement à l’intérieur d’un même espace et prennent des formes multiples allant de la frustration et de la précarité à la pauvreté et à la misère.

A cela s’ajoutent des difficultés géopolitiques et géostratégiques rendant problématique l’émergence d’un nouvel ordre international depuis que l’ancien a disparu suite au démantèlement de l’URSS. Ces difficultés proviennent plus particulièrement de la résistance de l’Occident et notamment de son chef de fil les Etats-Unis qui n’arrivent pas à se rendre à l’évidence et à reconnaitre que le monde de la fin de la seconde guerre mondiale a pris fin avec la destruction du mur de Berlin et la déconstruction de la bipolarité et que le nouveau, marqué par une démonopolisation civilisationnelle, ne peut être qu’un monde multipolaire et multiculturel.

Dans ce cadre, le conflit russo-ukrainien qui est en réalité un conflit entre la Russie et l’Occident traduit en fait la fébrilité de l’Occident qui voit son leadership dans tous les domaines de plus en plus contesté et la tentative désespérée des Etats-Unis à reprendre l’initiative, du moins sur le plan politique, après avoir essuyé des échecs dans sa confrontation commerciale avec la Chine et après qu’ils se sont rendus compte que l’épouvantail noir que constituait l’islamisme radical, préfabriqué pour remplacer l’épouvantail rouge, leur a beaucoup plus porté préjudice. En clair, ce conflit armé que l’Occident a cherché, a plus de chance de se tourner contre lui quelle que soit son issue. Déjà, il n’a pas pu rassembler autour de lui la communauté internationale comme il l’a fait par exemple lors de la guerre de l’Iraq sans disposer de la légitimité onusienne.

En résumé, la conjoncture actuelle est un mélange inédit d’un ensemble d’ingrédients qui relèvent plus du structurel que du conjoncturel. C’est parce que les crises susmentionnées n’ont pas été résolues et les transitions ont été soit ralenties soit bloquées que la reprise économique a été, en quelque sorte hypothéquée. La forte demande des produits énergétiques et des matières premières après la période de confinement, les effets du changement climatique (inondations, sècheresse), les implications du conflit russo-ukrainien et les agissements des spéculateurs, sont autant de facteurs qui expliquent la flambée des prix et laissent entrevoir que le monde entame un nouveau cycle qu’on peut qualifier d’inflationniste. En d’autres termes, la conjoncture actuelle montre que « la difficulté ne réside pas tant dans le fait de concevoir de nouvelles idées que d’échapper aux anciennes » (J.M. Keynes). Dit autrement, l’ancien résiste et le nouveau n’arrive pas à s’imposer.

Quels sont, à votre avis, les secteurs qui accusent fortement les contrecoups de cette conjoncture et quelles sont, selon vous, les issues possibles pour atténuer les effets de cette crise au niveau sectoriel ?

Pratiquement tous les secteurs, à quelques exceptions près, accusent les contrecoups de cette conjoncture. Cela est dû aux effets des éléments évoqués au niveau de la réponse à la première question ayant trait au coût de l’énergie et des matières premières dû à la forte demande qui s’est manifestée après l’assouplissement des mesures de prévention de la Covid19 ; à l’interruption de l’approvisionnement notamment de certaines composantes comme les semi-conducteurs, conséquence de l’éclatement de la chaine des valeurs et de la délocalisation et à la forte baisse de certains produits alimentaires (céréales, soja…) qui est en rapport avec le réchauffement climatique. Ce sont là des éléments que la guerre russo-ukrainienne et la spéculation ont davantage amplifiés et aggravés pour peser lourdement sur l’économie mondiale dans son ensemble. Cependant, certaines activités tirent profit à des degrés différents, de la présente conjoncture à l’instar des sociétés pétrolières, des sociétés minières, des céréaliers sans oublier le secteur bancaire et financier.

Parmi les issues possibles pour enclencher un adoucissement de cette situation, on peut citer :

  •  la fin du conflit russo-ukrainien qui ne semble pas pour demain eu égard aux intérêts contradictoires des protagonistes. Le risque d’enlisement n’est pas à exclure. La Russie a besoin d’être rassurée et cherche à obtenir des garanties quant à sa sécurité. L’Ukraine pour elle est une question existentialiste. Les Etats-Unis qui ont cru que la « fin de l’histoire » les a consacrés pour de bon comme maîtres du monde et qu’aucune force n’oserait se mesurer à eux, se sentent menacé. Aussi, cherchent-ils à devancer les événements et à agir pour détourner le courant de l’histoire. Ils continueront à manigancer et à déployer leurs efforts pour se maintenir tant que le statut du dollar, de plus en plus contesté, et leur force de frappe militaire, qui n’est plus comme elle était, leur offrent une marge de manœuvre plus ou moins suffisante. Quant à l’Union Européenne, elle est comme ce noyé qui s’accroche à un autre noyé.
  • Une décision de l’OPEC+ d’augmenter sa production pour réduire le prix du baril. Il est admis que cette réduction ne ramènera pas ce prix à son niveau d’avant la flambée des prix (50 à 60 dollars le baril). On s’attend, selon certains experts, que le prix du baril se stabiliserait autour de 93 dollars en 2023.
  •  Un climat plus favorable où les phénomènes naturels (sècheresse, inondations, cyclones) seraient de plus en plus rares. Cette issue reste bloquée tant que l’écologie n’est pas érigée en priorité.
  • le temps pour corriger les effets négatifs de la mondialisation en revisitant la chaîne des valeurs et en repensant la délocalisation à l’aune de la souveraineté nationale, C’est à cette condition qu’il est possible de venir à bout d’une manière quasiment définitive du problème de l’approvisionnement.

Il va sans dire que ces issus ne correspondent pas à une sortie de (s) crise(s), mais plutôt à une sortie d’une zone de turbulence avant d’entrer dans une nouvelle. En effet, tant que les transitions sont bloquées et les crises continuent à sévir, il serait difficile pour l’économie d’évoluer d’une manière régulière dans un contexte malsain. Le cycle que nous entamons est un cycle inflationniste dont la première victime serait le consommateur qui a, -il faut bien le reconnaître, profiter pendant plus de 30 ans de la stabilité relative des prix.

L’inquiétude monte d’un cran chez les Marocains à cause du processus inflationniste qui s’aggrave et qui touche les produits de grande consommation. Qu’est ce qui justifie réellement aujourd’hui cette flambée des prix de nombreux produits et comment le gouvernement peut agir pour la freiner voire la stopper ?

Votre question est en fait constituée de deux questions : comment expliquer plutôt que justifier la spirale des prix au Maroc ? Et que peut faire le gouvernement pour la freiner ?

Concernant la première question ; Il s’agit d’une inflation importée que certains ont saisi pour conforter leurs marges bénéficiaires. D’ailleurs ce ne sont pas seulement les prix des produits importés qui ont augmenté, mais c’est aussi les produits fabriqués localement à l’exception de certains produits notamment ceux dont les prix sont réglementés. En plus, il est fort probable que les augmentations des prix à l’importation sont répercutées d’une manière plus que proportionnelle.

S’agissant de la deuxième question, il faut au préalable rappeler que ce n’est pas le gouvernement qui est le premier responsable de la stabilité des prix- et je souligne avec du rouge le mot premier-mais c’est Bank Al Maghrib et dans une moindre mesure le Conseil de la concurrence. Je laisse à côté cette dernière institution qui n’est là , pour le moment, que pour soigner la façade institutionnelle pour me focaliser sur la Banque centrale.

De par ses statuts, Bank al Maghrib a comme mission principale la maitrise de l’inflation. Cette mission lui est dévolue parce que la pensée monétariste qui sous-tend sa politique monétaire considère que l’inflation ne peut être que monétaire et que le gouvernement est généralement mal inspiré pour bien gérer l’augmentation des prix. Ce sont là les deux principaux motifs qui sont à la base de l’autonomie de la Banque centrale. Or les faits mettent à mal la pensée monétariste. L’inflation n’est pas seulement monétaire et sa gestion ne peut incomber à la banque centrale que pour l’inflation d’origine monétaire. Les autres types d’inflation échappent complètement à cette institution. D’ailleurs, lors du dernier conseil de Bank al Maghrib, le Wali s’est contenté de constater que l’augmentation généralisée des prix et d’origine externe et que l’inflation retournerait à des niveaux acceptables en 2023. Mais ce que le Wali a omis de mentionner est que les prix sont généralement rigides à la baisse. C’est-à-dire que les prix en 2023 qui ne seraient soumis que modérément à des tensions inflationnistes auraient déjà intériorisés une partie sinon la totalité des augmentations constatées. Cette tendance est hypothétique dans la mesure où elle serait contrariée par la volonté des salariés à reconstituer leur pouvoir d’achat. C’est là un autre élément que le Wali a évité d’évoquer. Le retournement de situation s’accompagnerait de fortes tensions sociales.

Par ailleurs, l’incapacité de Bank Al Maghrib à remplir l’une de ses principales missions devrait l’amener à repenser ses priorités et à arbitrer entre une mission qui n’est que partiellement à sa portée à savoir l’inflation, et par exemple le chômage notamment celui des diplômés. En plus, son autonomie, telle qu’il est voulu par les monétaristes et leurs représentants que sont les institutions financières internationales, mérite d’être revisitée.

Pour ce qui est du gouvernement, sa responsabilité est engagée sans nul doute. Sa gestion de l’inflation est une gestion soumise à une logique comptable. Je m’explique : tant que le consommateur des hydrocarbures est en mesure de supporter les augmentations successives des prix, le gouvernement s’abstient à intervenir puisque ses augmentations génèrent des recettes fiscales dont une partie est affectée pour couvrir le soutien destiné à des produits ou à des activités. Comptablement parlant tant que le montant de ce soutien /subvention ne dépasse pas les recettes fiscales exceptionnelles, le gouvernement ne prendrait aucune mesure pour atténuer l’augmentation des prix du carburant sauf si des variables autres que comptable entrent en jeu. Le gouvernement marocain semble imprégner par le comportement de l’épicier. Il ne fait pas de la politique, mais de la gestion « con-table ».

Les prix des carburants affichent des niveaux records jamais atteints même avec des cours de baril plus élevés que le niveau actuel sur le marché international et l’on prédit encore des hausses dans les semaines à venir pour se situer à des niveaux insoutenables pour le consommateur marocain, pourquoi et quel est le rôle de la caisse de compensation dans des situations pareilles ?  La libéralisation du secteur des carburants était-elle bien réfléchie ?

La Caisse de compensation n’a de compensation que le nom. On n’est plus dans une logique de compensation, car la compensation telle qu’elle a été pratiquée lors de la réforme de cette caisse dans les années 1970 consistait à assurer l’équilibre financier de la caisse en affectant le surplus dégagé par les produits compensés excédentaires à la couverture du manque enregistré par les produits compensés déficitaires. La compensation n’a pas été créée pour les pauvres. Elle a été créée pour assurer une certaine autosuffisance ayant trait aux produits compensés (lait, sucre, huile) tout en sauvegardant le pouvoir d’achat du consommateur. La Caisse qu’on a aujourd’hui est une caisse de subvention. Elle est directement adossée au budget. De ce fait, elle n’a aucun rôle dans la situation actuelle puisque son rôle se limite à gérer les montants affectés par le budget sous forme de subventions pour soutenir certains produits.

Objectivement personne ne pensait que le consommateur est en mesure de supporter une augmentation de plus de 50% des prix des carburants. Ce fait laisse penser que la libéralisation des hydrocarbures est une bonne chose. Imaginer qu’on n’a pas procédé à cette libéralisation, l’Etat est-il en mesure de supporter cette augmentation ?

La classe moyenne, la plus concernée par la consommation des hydrocarbures, m’étonne personnellement. Je croyais que sa capacité financière a été largement entamée par les différentes réformes entreprises par l’Etat (privatisation de l’enseignement et de la santé) et pourtant, elle n’a pas réajusté son comportement sous la pression inflationniste comme l’a fait par exemple la française (covoiturage, utilisation de moyens de transport alternatifs ; transport en commun, bicyclette). Dans un article en arabe que j’ai publié dans les deux sites électroniques Hespresse et Anfas sous le titre :    التضخم …هل من مزيد j’ai essayé de comprendre le comportement de cette classe qui mérite une étude sociologique approfondie.

A regarder de près, la libéralisation des hydrocarbures a été mal conçue. Il fallait l’accompagner par un ensemble de mesures pour couper l’herbe sous le pied des rentiers qui veulent le beurre et l’argent du beurre. L’Etat aurait dû mettre en place des garde-fous en concertation avec tous ceux qui sont concernés directement ou indirectement par le secteur des hydrocarbures.

Le gouvernement peut jouir aujourd’hui de la rente pétrolière mais il doit prendre conscience du coût social et sociétal que la société en général et l’économie en particulier auraient à supporter en appauvrissant la classe moyenne qui, au demeurant, constitue un moteur de la croissance et un amortisseur social dans la mesure où elle constitue une caisse de sécurité sociale mobile. En plus, son aspiration à accéder à la classe supérieure l’amènerait à recourir à tous les moyens sans discernement en application de l’adage « la fin justifie les moyens »

Le Maroc reste dépendant de l’importation de plusieurs matières premières et produits de base. Malgré les différentes stratégies sectorielles et le Plan Maroc Vert ou la vision Green 2030… Le pays n’assure aucune autosuffisance, où se situent les défaillances de la politique économique du Maroc ?

Dans les choix opérés par le Maroc. Le plan Maroc vert par exemple qui n’a fait l’objet d’aucune évaluation sérieuse et objective, n’a accordé que peu d’intérêt à la production céréalière. Le comble est qu’il encourageait les agricultures à abandonner cette culture pour une autre plus rentable (l’huile d’olive). De même, le Maroc a pendant un certain temps tourné le dos au secteur industriel. Dans ce cadre, il a liquidé la Banque Nationale pour le Développement Economique (BNDE) dédiée au financement industriel et s’est engagé à sauver le CIH et la CNCA qui étaient dans une situation beaucoup plus grave que celle de la BNDE.

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