Un Repères plastiques et intellectuels d’un peintre

Dossier

Quand on s’exprime par la peinture, par le mélange des couleurs, par la structuration des lignes et des formes, en préparant le fonds de la toile, du papier ou du matériau qui supportera la réalisation de l’œuvre ; puis par touches successives, d’un seul tenant ou en prenant le temps de se faire, celui ou celle qui s’adonne à cet art plastique s’isole pour matérialiser ses émotions les plus intimes dans un langage qui lui est particulier.

La création picturale a-t-elle une fonction dans notre société ?

La production picturale répond-elle aux besoins de la société ou n’est-elle seulement que l’expression de la rêverie ?

La peinture agit-elle sur la conscience ? Y-a-t-il une relation entre la peinture et la spiritualité ?

La peinture serait-elle fondamentalement liée au réel ou beaucoup plus le fruit d’un imaginaire abstrait ?

La technique de peindre est-elle personnelle ?

L’art de peindre est-il un métier ?

L’approche de la modernité entre l’authenticité et l’universalité dans l’expression plastique ?

Un questionnaire, non exhaustif, a été adressé à des artistes peintres pour approcher au mieux leurs motivations et leurs techniques en fournissant des repères plastiques et intellectuels les concernant.

Chaque artiste répondra à sa manière et comme il l’entend.

Mustapha Labraimi

Abdelhay Diouri par lui-même

1ère partie

Avant toute chose je dois mentionner la relation qui existe entre mes œuvres plastiques et mes recherches académiques, car elles sont dans un dialogue ininterrompu qui les nourrit et les enrichit mutuellement.

L’objet de ce dialogue est centré sur une question qui m’a toujours occupé, et continue de m’occuper, celle de notre environnement social et culturel, de sorte que leur articulation, observable au quotidien à l’œil nu constitue un souci permanent pour ma pensée. Cette question de notre environnement social et culturel dans le détail de ses replis, évoque en moi tour à tour joie, colère, chagrin et regret qui, toutes émotions mêlées, déterminent mes chois pratiques, mes réflexions éthiques ou théoriques qui se reflètent dans mes œuvres plastiques de quelque manière magique que je ne saurais définir.

Ainsi, je partage mon temps entre le travail plastique et la recherche en science humaines. L’immersion dans l’un de ces deux domaines pendant des semaines, des mois, ou même dans une partie seulement de la même journée, fait que le retour à l’autre le revêt d’un regard nouveau, tout frais, et ce va-et-vient se traduit par une sorte de rupture dans l’acte créatif, d’où émerge un sujet nouveau inattendu, avec tout ce qu’il induit en termes de formes, de matériaux et même d’outils de travail.

Je me trouve ainsi à chaque fois impliqué dans une expérience nouvelle qui n’a rien à voir avec la précédente, si on excepte qu’il s’agit toujours de la même main, le même souffle et la même urgence à l’exécution.

Pour celui qui revisite par exemple mes deux premières expositions, Noir et Blanc de 1974 à Tanger, et Bab Smagh de 1985 à Rabat, il peut sembler qu’elles n’aient rien en commun. Dans la première, il me semblait à l’époque que j’avais épuisé tout ce qui pouvait être exploré dans la matière de l’encre de chine, et dans la seconde tout ce qui le pouvait dans la matière de l’encre de l’école coranique, le msid, dite « smagh ». Il s’agissait toujours d’une encre, mais le sujet, les formes, la technique, l’outil, et même le geste de l’exécution induisaient des univers et un imaginaire sans rapport commun aucun. Or, il s’agissait dans les deux expériences du rapport à l’encre, l’outil premier du savoir, depuis l’apprentissage initial de l’écriture jusqu’aux plus hautes sphères de la pensée. Et ce rapport à l’encre interrogeait dans ces deux expériences, chacune à sa manière, mon rapport au savoir, la première au savoir philosophique que j’avais pour mission d’enseigner, et la seconde à la recherche que je menais sur le phénomène de la transe au Maroc en vue d’un diplôme universitaire. L’encre de chine appelait la plume métallique et partait en fines circonvolutions qui évoquaient la forme humaine et les courbes inéluctables d’Éros. Le smagh mettait en scène le calame à la fois avec les formes scripturaires de la lettre arabe qui inaugurait pour moi l’entrée souveraine dans l’ère du culte, et d’un autre côté avec la géométrie des zellij où mon père m’initiait à son métier avant de me conduire au msid.

Le parfum du Smagh

L’encre smagh a un goût et un parfum qui marquent à jamais la mémoire de ceux qui ont vécu l’expérience de l’apprentissage du Coran au Msid. Un goût et un parfum qui émerveillent le cœur et éblouissent les sens et nous immergent dans les labyrinthes du rêve et de la nostalgie. Cette encre a accompagné mes années de quête du sens de la transe.

Je la rencontrais dans les manuscrits soufis et dans les recueils des miracles des Saints (manâqib al-awliyâ-e) ; mais j’en déchiffrais aussi les signes dans le tracé cultuel au henné sur les Gembri gnawi, leurs tambours, et aussi sur les mains et les pieds des corps en transe. Rituels nocturnes lancinants. Et je dessinais. En même temps que ces formes muettes stimulaient hautement mon acharnement à sonder par l’effort mental ce que je voyais et écoutais et que je m’efforçais à traduire dans des envolées sémiologiques, anthropologiques et psychanalytiques qui devaient aboutir à la rédaction d’une thèse, elles s’étalaient mouillées devant mes yeux sur du papier blanc suivant des pulsions sépia quasi irréfléchies.

Après l’exposition Bab Smagh en 1985, j’avais décidé d’entrer dans le monde de la peinture par sa grande porte, ce qui me semblait être d’étudier « le volume », et je choisis pour cela comme sujet le corps humain, le portrait principalement et les membres, la main en particulier.

Itinéraire d’une itinérance

Le corps humain séduit et fascine par les seules courbes mouvantes de ses bosses et ses creux, et par les formes provocantes de ses poses toutes naturelles. Je décidai aussi de peindre à l’huile sur la toile de lin, et j’avais décidé de réduire ma palette à la couleur bleue et ses variantes parce qu’elle permet d’appréhender à elle seule la perspective et la profondeur de champ grâce au dégradé des valeurs de la lumière et de l’ombre qu’elle offre avec les mélanges du blanc. Ce fut une expérience constructive dans mon parcours artistique. Elle m’a beaucoup appris sur la peinture, moi l’autodidacte, et m’a ouvert les yeux sur l’art contemporain et l’esprit de son histoire.

Je dévorais alors les biographies et les correspondances des grands artistes, les écrits des critiques d’art et les ouvrages des historiens de l’art et des théoriciens de l’esthétique – et je continue à le faire goulument.

Arrive, dans le flux de ces recherches, l’exposition des Huiles Bleues à Casablanca en 1989. Cette exposition a fait le tour des villes impériales du Maroc l’année suivante et fut couronnée par l’invitation de la Fondation du Forum d’Asila à son exposition principale dans le Centre Hassan II durant l’été 1990.

Il me semble aujourd’hui, avec le recul de toutes ces années, que mon travail consacré à temps quasi plein au pinceau et à la peinture à l’huile, constituait en fait des retrouvailles exaltées avec cette matière qui m’avait passionné durant les années 60 du siècle dernier, ù l’adolescent que j’étais partageait les dirhams du vendredi entre l’achat des tubes de peinture à l’huile d’une boutique spécialisée à Dar-Dbibagh dont le marchand était français, et les livres de poche chez Si Saïd au quartier Souwafine de la Médina de Fès.

Et il me semble aujourd’hui, en me remémorant les circonstances de l’époque, que ce qui avait déterminé ma décision de me consacrer à la peinture précisément cette année-là, puis les années suivantes jusqu’à aujourd’hui, dans une sorte d’isolement, recroquevillé sur moi-même, faisant fi de tout le reste, consiste en deux faits marquants, distincts et conjugués : d’abord la réaction de mes amis artistes qui se détournèrent de moi dès l’exposition Bab Smagh, comme si je leur volais le feu sacré : qu’est-ce que cet énergumène d’universitaire vient faire chez-nous ? Comme si la science et l’art étaient des composants qui se rejetaient mutuellement, ou que la condition de l’artiste était d’avoir du vide au cerveau, à l’opposé de ce qu’il en est, à l’évidence, dans les civilisations ailleurs. Le deuxième fait consiste en ma profonde déception devant l’attitude tranchée, et parfois agressive, de certains intellectuels de renom local à l’égard de mes recherches dans le domaine de la culture populaire qui tournaient le dos au courant à la mode qu’ils suivaient.

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