Une belle puissance évocatrice de mille et un lieux

Une peinture désertée par ses pairs

 

Elle a reçu des critiques tous azimuts. Cette nouvelle génération y compris les écrivains, les journalistes etc., sont lancés dans une attaque sans merci contre la peinture naïve en la traitant comme anomalie culturelle qui engendre la confusion dans les esprits. Ainsi, on trouve dans les numéros 7 et 8 du magazine Souffles (1967) tout un dossier qui traite ce sujet. Pour éclaircir cette situation et selon l’auteur de l’article «l’ignorance des données sociohistoriques et culturelles qui ont été à la base de l’éclosion et du développement de cette peinture a fait souvent commettre au public des erreurs d’appréciation et de jugement qui est favorisée aussi à la fois par la politique culturelle coloniale qui a patronné l’art naïf, et une médiocrité artistique qui a trouvé le champs libre pour se multiplier et asseoir sa situation mondaine». A cet effet, le magazine a invité trois artistes : Mellihi, Chabaa et Belkahia pour se prononcer sur la question. Leur débat était concentré et focalisé sur le refus de cet art comme en témoignent leurs propos. Belkahia déclare haut et fort sa position : «Je pense que la peinture naïve est avant tout une forme d’expression qui est incapable d’évoluer sur le plan esthétique et spirituel; c’est-à-dire que sa thématique, comme ses aspects formels sont rarement remis en question ou dépassés par le peintre. Cette peinture, existante non dans les formes d’expressions qu’elle peut prendre, est un phénomène universel et c’est pour cela qu’il ne fait pas lui accorder plus d’importance qu’elle ne mérite».

Pour Mellehi, «maintenant, il ne s’agit pas de s’alarmer outre mesure de cette situation, la peinture naïve est une sorte de mythe. Elle n’a guère été que le fait d’un noyau infime de peintres et n’a touché que des cercles restreints. Cette peinture déclinera à long terme. Le nombre des peintres conscients augmentera par contre et «les découvertes» se feront de plus en plus rares».

Cette violence envers les peintres naïfs trouvera sa justification partielle dans le fait que le contexte politique, social et historique était à la recherche d’une identité marocaine. Mais personne ne peut nier la valeur ajoutée par ces artistes à la scène picturale nationale. Plus qu’un style, la peinture naïve était une vision, un imaginaire, un graffiti d’une histoire, d’une vie, «et une force plastique et un savoir esthétique» pour selon critique Toni Maraini.

Animée par cet enthousiasme d’éclater avec des couleurs et des formes pour raconter des trésors cachés, la peinture naïve continue à constituer un témoin original d’une identité marocaine. D’ailleurs la peinture naïve en France a été aussi sévèrement critiquée et c’est le cas de Rousseau, qui a été traité d’inculte et d’ignorant de la peinture, alors qu’il fut considéré comme le père de l’art naïf.

La peinture naïve comme domaine de la production artistique se caractérise par une spontanéité, qui laisse penser que cet art se manifeste en dehors de toute convention de la société, ou réflexion élaborée au préalable. Il est étrange aux styles et aux courants. En somme il relève de l’instinct du peintre et à sa réaction à l’égard de son vécu.

La représentation des lieux

Pour amorcer ce chapitre, qui est la représentation des lieux dans la peinture naïve, il faut d’abord définir les termes suivants : la représentation et le lieu.

La représentation c’est le fait de rendre visible ou plus encore sensible un objet absent ou un concept par le biais des signes ou des images. Dans les arts plastiques, et selon Etienne Souriau dans Vocabulaire d’esthétique, «les œuvres représentatives sont celles dont les éléments sensibles ne sont pas seulement organisés en forme primaire, uniquement plastiques, mais doivent être interprétées en plus comme voulant dire quelque chose d’autre. Dans les formes figuratives de l’art représentatif, les éléments sensibles offrent l’apparence de quelque être concret et matériel; ainsi, ces bleus figurent un ciel, ces verts des arbres, de l’herbe, et le tableau représente un paysage. Mais il existe aussi des œuvres représentatives non figuratives: l’œuvre y représente une idée, un être spirituel. Ainsi un tracé triangulaire représente Dieu. Il peut d’ailleurs y avoir un cumul de représentations: ces lignes peintes, par leur disposition, représentent une main droite sortant d’un nuage, et cette main représente Dieu; ces touches de pigments colorés représentent une colombe, et la colombe représente le Saint esprit».

Le lieu, du latin locus, est un endroit, un espace, soit pris en lui-même, soit considéré par rapport ce qui l’occupe.

Pour le dictionnaire, le Robert Micro: le lieu est une «Portion déterminé de l’espace, considéré de façon générale et abstraite : endroit, place, lieu public : lieu qui par destination admet le public (jardin, rue,…) ou lieu privé : maison, appartement».

Dans la peinture naïve, le lieu, comme étendue qui embrasse l’univers du peintre, est une représentation porteuse du sens dans la mesure où il se laisse guider par ses pulsions et son propre désir pour dévoiler le secret et l’intimité d’un lieu, de sorte  que ses œuvres font surgir – par ses propres règles – des espaces soit imagés, soit réels tel que la mosquée, les ruelles, les souks, l’école coranique, les maisons et ses occupants et les paysages etc.

Bien qu’elles ne constituent en aucun cas une reproduction de la réalité mais bien au contraire, elles sont dotées d’imagination et de rêveries qu’on réalise comme une expression d’un cosmos mythique et ferrique. Le peintre Ben Allal illustre tout à fait cette représentation dans ses œuvres.

L’interprétation d’une œuvre d’art exige une parfaite connaissance du monde de l’art et une relation de suivi avec toutes les expositions.

Pour cette raison nous allons uniquement essayer de faire une lecture très brève de quelques tableaux de Ben Allal à traves deux niveaux :

– Analyse des lieux dans le tableau.

– Analyse des personnages et des objets.

Tout d’abord la bibliographie de Ben Allal et ensuite l’analyse de ses tableaux.

Né en 1928 et  mort en 1995 à Marrakech, cet autodidacte commence à peindre dès l’âge de seize ans encouragé par le peintre J. Azéma. Quelques années plus tard, celui-ci expose les tableaux de Ben Allal en même temps que les siens dans une galerie à Jamaa el Fna à Marrakech. Par la suite, la peinture de Ben Allal ne cessa d’être remarquée, à telle enseigne qu’en 1950, lors d’une exposition au palais de la Mamounia à Rabat, un amateur américain lui achète une trentaine de tableaux et les expose en 1952 avec éclat à Washington. Depuis, son talent va connaitre une large consécration tant au Maroc qu’à l’étranger, où il effectue plusieurs séjours, notamment en France et en Italie. «Ben Allal, écrit Gaston Diehl, « a su conserver cette fantaisie primesautière, ce sens aigu des valeurs qui lui permettent de puiser inlassablement dans le monde le plus quotidien les motifs toujours renouvelés d’une féerie aux humbles et sur enchantement». Ses œuvres figurent dans de nombreuses collections privées au Maroc, en Tunisie, en France et aux Etats-Unis.

Principales expositions collectives* :

1985 : «Peintres naïfs marocains» Musée du Batha, Fès»  «19 peintres marocains», Grenoble ; «19 peintres marocains » Paris.

1976 : « Peintres de Marrakech », Marrakech

1976 : «Association des Plasticiens marocains», Galerie Bab Rouah, Rabat

1964 : «Peintres naïfs»,Exposition  Internationale , Rabat

1963 : «2000 ans d’Arts au Maroc» Galerie Charpentier, Paris ;

«la jeune peinture marocaine», Casablanca

1962 ; Exposition à Saigon (obtient un prix)

1960 : «La jeune peinture marocaine» Galerie Bab Rouah, Rabat

1958 : 2° ème biennale des pays riverains de la méditerranée ; Alexandrie (Médaille  de bronze)

Exposition internationale ; Bruxelles

1957 : «Peintres marocains» ; San Francisco Museum of Art ; San Francisco

1955-56-57-58: Exposition de Ben Allal et du peintre marocain Belkahia ,

Galerie la Mamounia , Rabat .

1954 : Salon d’hiver Marrakech (prix de la ville de Marrakech)

1952: Exposition de Ben Allal et de J. Azéma à Casablanca

1951: Salon des Indépendants, Casablanca

1950 : Palais de la Mamounia, Rabat

1945 : Participe à une exposition de J. Azema à Marrakech

Principales expositions individuelles :

1984 : Galerie Bab Rouah ; Rabat (exposition organisée par Marsam Rabat)

1970 : Galerie Aly Bellagha, Sidi Bousaid (Tunisie)

1967 : Exposition à Dar America Rabat

1964 : Galerie Bab Rouah , Rabat

1957 : Exposition à Rome ;  à Paris (Galerie Berri)

1956 : Exposition à Tanger ; Cadre ; Casablanca.

1953 : Galerie Venise ; Casablanca.

1952 : Exposition à Washington (USA)

*Dates tirées du livre : «La peinture Naïve au Maroc» de Abdessalam Boutaleb.

Bibliographie

1) Moulin, El Aroussi, Les Tendances de la Peinture Contemporaine

Marocaine

Ed, Publiday Multimidio, Casablanca, (2000)

2) Toni, Maraini, Ecris sur l’Art : choix des textes Maroc 1967- 1989

Ed, A1Ka1am, Mohammadia, Maroc (1990) –

3) Ouvrage collectif, Cahiers des Arts Sahariens et Amazigh

Ed, El Watania Marrakech, (2008)

Dictionnaires

4) Etienne, Sourieau, Vocabulaire d’Esthétigue

Ed, Puf, Paris (1990)

5) Jean- Pierre, Néraudau , Dictionnaire d’Histoire de l’Art

Ed, Puf, (1985).

Le tableau est composé de deux lieux l’un où le marchand exhibe sa marchandise (coffres) avec une seul issue.

L’autre est une ouverture sur le ciel affiché à travers le bleu du ciel. Il est quasi caché, et pourtant le récepteur ressent sa domination par la lumière qu’il reflète sur l’espace d’en bas et les personnages qui le garnissent sans jamais savoir où la scène se déroule. C’est le premier secret qui affiche le lieu.

Ensuite, malgré la présence de deux hommes (marchand) dans cet espace, il est par excellence féminin, non par le nombre des femmes présentes, mais aussi par des objets qui identifient une part de leur quotidien (les coffres). La marchandise ici n’est que prétexte pour pénétrer un autre lieu celui de l’univers intime de la femme.

Dans notre culture, qui dit coffres, dit secret des femmes et qui dit secret des femmes dit un monde hermétique, propre à soi où le regard des hommes semble n’a pas de filon. Univers de mille et une énigme. Un deuxième secret est dénoté par le lieu. En conséquence, le coffre est un lieu pour dissimuler et protéger le secret. Enfin, l’agencement des coffres dans l’espace, leur forme, leur taille et leurs couleurs arbore l’importance et la diversité du secret. On peut donc parler dans ce tableau des lieux qui invitent à explorer un monde façonné de confidences féminines, malgré l’intrusion de la gent masculine : l’artiste et les marchands. Comme quoi, finalement, cette gent spéciale représente la clef de voute pour percer un macrocosme insaisissable ou quelconque.

L’offrande

Le tableau est composé de deux espaces, le premier est externe en troisième plan. Il est  probablement le jardin d’Agadal Bahmad avec son magnifique espace vert. Il représente la splendeur et la magie d’un lieu à la fois citadelle qui protégeait le pouvoir et jardin comme extension d’une beauté botanique qui s’est convertit en lieu public pour servir l’imaginaire à la manière de mille et une nuit. Le deuxième est interne en premier plan. Il s’agit soit d’un palais ou d’un Riad.

La forme géométrique et la symétrie des murs et des tours laissent deviner que les occupants de cette demeure jouissent d’un statut social puissant. L’emplacement du personnage (vêtu différemment d’autres personnages qui l’entourent) au milieu de la cour renvoie à la position centrale au sein de cet espace.

Il faut noter aussi que l’ouverture de cette cour vers le ciel pour bénéficier de la lumière céleste est révélatrice de l’existence d’un troisième espace dissimulé par les murailles, qu’on ne voit pas ; mais qu’on imagine et qui peut constituer le troisième lieu et le deuxième plan présumé de ce tableau. Un espace interdit aux regards.

En effet les lieux dans ce tableau représentent (indépendamment des personnages qui le meublent et les événements qui y déroulent)  une expression qui conjugue la notoriété à la beauté.

Le café Maure

Dans ce tableau, Ben Allal a choisi de nous plonger dans un espace unique, ouvert au ciel lui aussi, mais entièrement occupé par une touche sombre afin de nous faire savoir le temps : la nuit.

Le temps et l’espace dans cette œuvre sont significatifs, un lieu ouvert publiquement, certes, mais les femmes n’ont pas le droit d’y accéder. La hauteur des murs et l’ambiance teintée des nuances où des hommes ont choisi l’écart par rapport au domicile conjugal ou parental, en quête d’un espace jouissant un climat commode où ils peuvent à leur aise parler, discuter et traiter les sujets obscènes. Les deux nattes sont rectangulaires et pourtant les occupants du lieu forment un cercle à la manière traditionnelle ancrée dans nos habitudes. Ceci dit que la modestie du lieu réverbère leur statut social humble.

La soupe

La toile de la soupe fait l’objet d’un seul espace : un patio qui s’ouvre sur deux lieux non identités le lieu donc crée le mystère.

Par la suite il nous introduit dans le rituel des fêtes qui constituent l’apanage des femmes a savoir Achoura, Chaabana: manifestations ancrées dans notre culture. La femme située au centre du patio et prise en charge par ses semblables, la position de son corps avec les mains tendues dans l’air (pause henné) renvoient soit à son statut social, soit à une cérémonie de baptême, fiançailles…Par conséquent la femme est la figure dominante de ce lieu.  Son espace à elle. Son domicile. A travers ce dernier, les fêtes s’offrent le caractère des retrouvailles, de la détente, le repos… moments propices afin que la femme se repose des responsables ménagères.

Ainsi le lieu se convertit en gardien des secrets et des joies de retrouver la féminité des femmes.

Une belle puissance évocatrice de mille et un lieux

Les dattes :

Cette œuvre nous livre dans un monde composé de deux lieux de prime abord: un champ de dattiers et l’autre un souk des dattes sous forme d’esplanade.

Le champ de dattiers comme plan de fond est représenté par une étendue limitée par les remparts, mais la splendeur des dattiers laisse imaginer la superficie. Ensuite, les dattiers et leurs branches suspendues et alourdies par la quantité des dattes semblent veiller sur les lieux pour le protéger ou l’illuminer à l’instar des veilleuses éclairant les voies publiques.

Le deuxième lieu est animé par la présence humaine mais surtout l’abondance des dattes et leur disposition dans l’espace renforçant ainsi cette présence de sorte que les  lieux et les dattes se conjuguent pour nous spécifier le temps: c’est l’automne et avec une bonne saison.

D’où résulte, que tout objet devient lieu, ainsi les têtes, les mains, les palmiers, les toits des tours, se convertissent en espace d’exhibition pour ce précieux aliment: synonyme d’hospitalité et de sacralité.

Les tanneurs :

Les espaces dans cette œuvre se manifestent comme suit :

– Au fond, des reliefs sous forme d’une représentation qui donne l’illusion d’une cloison ou une barrière qui limite les arbres.

– Au second plan : c’est fort possible qu’il s’agisse d’un champ ou une forêt.

Au premier plan est une tannerie traditionnelle composée des fosses remplies des liquides multicolores et un bassin.

Les murs, la terre et les toits des tours semblent être un support des peaux étalées à la verticale. Le lieu nous informe que la tannerie se situe en dehors de la médina. Il est aussi une représentation d’une activité artisanale qui reflète un dynamisme économique et sociale.

La prière :

Un seul espace ouvert au ciel. Un lieu de culte certes, c’est la prière soit du vendredi soit d’une fête religieuse. Il est donc un patio d’un sanctuaire, où bien lamsalla : c’est la première observation qui peut venir à l’esprit quand on regarde l’œuvre la première fois. Toutefois, la grandeur du lieu, les têtes des personnages inclinés vers l’arrière, leurs regards pointés vers une seule direction, nous enseignent qu’il y a un autre lieu, un autre événement que la prière.

Cette vaste étendue peut être un lieu du culte, comme elle peut représenter un espace où se rassemblent les notables (vu leur vestimentaire) pour recevoir une personnalité importante ou un événement qui concerne la communauté.

Il est donc indéfini. La présentation est imagée.

LA VANNERIE

La toile décrit deux lieux :

1) Externe : un vaste champ paré de fleurs de toutes les couleurs. Le lieu est synonyme du temps : c’est le printemps.

2) Intérieur : un atelier de vannerie avec deux portes fermées

Le premier renvoie la gaité du printemps à traves la verdure qui imprègne le deuxième et favorise une atmosphère de sérénité.

Ce dernier est occupé par un artisan au centre, concentré sur la réalisation des paniers selon la technique traditionnelle.

Ces paniers aux formes et aux volumes variés racontent l’univers privé de Partisan, accentué par la présence de la théière et du verre du thé.

Donc les objets occupent une place pour recréer les lieux.

En guise de conclusion : 

DE prime abord les œuvres de Ben Allal semble être une description fidèle de la réalité jusqu’à le petit détaille qui garnit son vécu. Cependant les folles tensions du quotidien disparaissent pour céder la place à une quiétude dominante de toute la structure visuelle de ses œuvres, quiétude qui rend les lieux plus paisible au regard plus tendre à chaque fois qu’on les contemple.

L’imagination de l’artiste a fait son travail, il a su capter tous les détails qui échappent à l’attention, les agençant avec des personnages pour croire que les lieux sont une réalité ou pour prétendre qu’ils nous sont familiers tels que Bab Dekkala ou Lamsala, ou sont simplement les jardins d’Agdal Ba Hmad. Mais en les contemplant bien, on réalise que l’artiste va bien au-delà de ce qu’on aperçoit, il l’imagine différemment alors que son pinceau s’inspire des murs des remparts des tours des esplanades, voire des espaces de culte pour laisser jaillir un autre univers plastique poétique représentant le ciel, la terre bref les lieux de Ben Allal comme un cosmos rescapé de la banalité du réel, saisi à vif pour façonner un monde ordonné silencieux, voire fantasmatique.

Aussi il faut notifier que ces œuvres sont par excellence une manière qui cherche à dire un monde à travers les couleurs, les formes et la lumière pour situer les hommes et les objets dans leur environnement social et culturel. Et chaque lieu dans ce monde s’isole pour faire appel à des autres.

Ainsi les œuvres de Ben Allal deviennent espace privilégié pour représenter les lieux de Marrakech.

A suivre

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