Démocratie et espace public

Il y a des évènements terribles qui traversent le champ social mais qui sont livrés tels quels dans la seule logique du flux médiatique. Aucune distance critique ni aucun discours ne viennent instaurer un débat, proposer au citoyen des clés et des grilles d’interprétation qu’il pourrait confronter à sa perception du monde pour se constituer, in fine, une opinion, un avis qui lui serait utile non seulement pour gérer son rapport à l’actualité mais aussi pour adopter, le moment venu, la position adéquate. C’est-à-dire quand il sera appelé à voter; à participer en connaissance de cause à la gestion des affaires de la cité.

L’actualité fourmille ainsi d’événements aussi terribles les uns que les autres, allant de la situation internationale, encore plus compliquée que jamais, à l’actualité nationale, bousculée notamment  par un mouvement social inédit. Sur tous ces sujets, une grande muette observe le silence comme si de rien n’était, à savoir la télévision marocaine, dans ses deux variantes, celle de Rabat et celle de Casablanca.

Il y a une forte demande sociale en matière d’information et d’analyse, illustrée par un certain engouement pour des chaînes d’information continue, notamment une chaîne pilotée par le ministère des Affaires étrangères français et qui «s’intéresse» beaucoup au Maroc. Mais la satisfaction de la demande n’est que partielle, car il manque un paradigme, celui du point de vue endogène sur les évènements. Il manque un échange, une confrontation d’opinions autour des principales questions qui font l’actualité, notamment celles qui touchent à des sujets de nature polémique.

Le silence de la télévision marocaine est particulièrement flagrant à propos de deux sujets qui ont défrayé la chronique ces dernières semaines : le phénomène de la triche lors des examens scolaires et le mouvement social à Al Hoceima en particulier et dans l’ensemble du pays en général. Par manque de vision, d’audace, d’imagination et de ligne éditoriale autonome, la télévision a raté le rendez-vous avec l’histoire.

Voilà une matière qui aurait assuré à la télévision des soirées mémorables en termes d’audimat et qui auraient surtout permis d’apporter des éléments d’analyse qui d’un côté enrichiraient le devoir de mémoire auquel se livre la société marocaine et de l’autre permettraient d’interroger la pratique médiatique elle-même, à la lumière des dérapages toujours possibles. Voir à ce sujet la manipulation des images dans les réseaux sociaux. Bref, la télévision aurait apporté une pierre à l’édifice démocratique.

Car c’est finalement l’enjeu essentiel. Ces questions nous mettent ici au cœur du fonctionnement du système démocratique. Une démocratie moderne se constitue aussi à travers le fonctionnement de sa communication, de la circulation des idées et de l’échange d’opinions. La démocratie postule en effet l’existence de ce que l’on appelle l’espace public. Cet espace symbolique investi par les acteurs politiques et sociaux pour apporter des idées et les débattre.  Les théoriciens de la science politique définissent l’espace public (qui remonte en fait à Kant) comme la sphère intermédiaire entre la société civile et l’Etat. C’est le lieu accessible à tous les citoyens pour formuler une opinion. C’est en quelque sorte l’agora grecque. Or, aujourd’hui, tout indique que la télévision est le média appelé à occuper principalement cette fonction. Il est triste de relever que l’une des tares de notre jeune démocratie est l’absence de ce rôle de la télévision. Elle est en train d’être dépassée, si ce n’est déjà fait, par Facebook…Certes, nous ne sommes pas dupes ; nous sommes bien conscients des limites de la «démocratie cathodique» ; limites inhérentes parfois à la nature même du dispositif télévisuel, mais il est encore plus flagrant de constater le mutisme politique dans lequel se cantonne notre télévision. Elle se démarque paradoxalement des énoncés pompeux émis officiellement sur l’ouverture du système et sa disposition affichée à accueillir la contradiction et la diversité. Le débat public s’en trouve handicapé comme si la société dévoile à ce niveau une frilosité à l’égard de son image; de son image politique principalement.

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