Cinq questions à la présidente du CNDH Amina Bouayach
Propos recueillis par Abdelilah Egdhougui (MAP)
Présidente du Conseil national des droits de l’Homme (CNDH) depuis le 6 décembre 2018, Amina Bouayach revient dans un entretien à la MAP sur la situation des droits de l’Homme au Maroc à l’aune des sujets et des développements les plus marquants sur les scènes nationale et internationale. Multiplicité des acteurs des droits humains, nouveau modèle du développement, libertés, rapports internationaux et place des réseaux sociaux… autant de questions sur lesquelles s’exprime Mme Bouayach.
Quel bilan faites-vous après des années de coexistence avec d’autres instances exerçant dans le domaine?
Je ne parlerai pas de coexistence avec d’autres instances exerçant dans ce domaine. Le CNDH est doté d’un mandat, de prérogatives et d’attributions bien déterminés. Il veille, dans le cadre de l’exercice de ses missions, à la prévention des violations, à la protection contre les violations et à la promotion des droits de l’Homme, dans le cadre de ce que nous avons appelé l’approche « Triple P » : Prévention, Protection et Promotion. Le CNDH exerce, également, ses missions par le biais de ses trois mécanismes nationaux, à savoir le mécanisme national de prévention de la torture, le mécanisme national de recours pour les enfants victimes de violation de leurs droits et le mécanisme national de protection des droits des personnes en situation de handicap, mais aussi de Commissions régionales (CRDH) qui ont pour missions d’assurer le suivi et la surveillance de la situation des droits de l’Homme au niveau régional. On ne s’inscrit pas dans une logique de compétition ou de concurrence avec les autres instances exerçant dans le domaine des droits de l’Homme, notre rôle est d’assurer la prévention, interpeller le pouvoir exécutif pour la protection des droits et leur promotion et proposer au parlement des recommandations d’harmonisation de la législation nationale avec les conventions ratifiées par le Royaume. Le CNDH intervient à chaque fois qu’il s’agit d’une violation des droits de l’Homme. Bien évidemment, nous sommes régulièrement appelés à présenter notre point de vue ou des éléments d’information pour d’autres partenaires et instances institutionnelles et non institutionnelles oeuvrant dans le domaine des droits de l’Homme, aussi bien au niveau national qu’international, mais jamais dans un cadre de compétition, de concurrence ou de cohabitation, mais dans celui d’une complémentarité indépendante. En tant qu’institution nationale de protection et de promotion des droits de l’Homme de statut A, régie par les Principes de Paris, la neutralité, l’objectivité et l’indépendance sont des fondements de notre mission, qui nous guident sur la manière d’approcher les questions et d’élaborer des positions en matière des droits de l’Homme.
Le domaine des droits de l’Homme au Maroc connaît une multiplicité d’acteurs aux compétences enchevêtrées. Partagez-vous ce constat?
L’évolution et le développement en matière des droits de l’Homme au Maroc est un atout qui devrait, nécessairement, promouvoir et encourager des acteurs à s’intéresser à cette question. Cependant, la pluralité d’acteurs est marquée par des aspects positifs, mais aussi par des aspects moins positifs. En effet, il y a toute une dispersion des avis sur les questions des droits humains, qui crée de la confusion auprès de l’opinion publique, d’une manière ou d’une autre, à tort ou à raison. Au CNDH, nous faisons face à ces difficultés en matière des droits de l’Homme, à travers l’adoption de deux éléments importants : Le premier a trait à la promotion du savoir et de la connaissance en la matière, qui permettent la qualification des violations des droits de l’Homme. C’est par cette qualification qu’on apporte la précision nécessaire à la construction et à la consolidation du processus de garantie des droits de l’Homme. Le deuxième élément, très important, est le renforcement des capacités de manière à maîtriser les arguments, les connaissances et les supports d’évaluation des droits de l’Homme qui sont différents des critères du domaine politique ou de l’action publique. A cet égard, le Conseil essaie de renforcer les partenariats avec les ONG, mais aussi avec les universités en tant qu’espace de réflexion, de recherche et de débat. Mais jusqu’à présent, nous considérons au CNDH qu’au Maroc, nous n’avons pas atteint le niveau des compétences nécessaires aussi bien au niveau institutionnel que non-institutionnel, permettant d’agir, de s’imprégner et de s’approprier cette évolution en matière des droits de l’Homme.
Certains rapports internationaux émanant principalement d’ONG tentent de mésestimer, voire discréditer les avancées du Royaume en matière des droits de l’Homme. Qu’avez-vous fait pour redresser la barre?
Effectivement, il y a plusieurs rapports d’ONG internationaux, mais aussi nationaux, publiés sur la situation des droits de l’Homme au Maroc. Et c’est tout à fait en lien avec ce que je viens de mettre en lumière. Là aussi, je reviens à la mission principale du CNDH, celle d’apporter les informations vérifiées, recoupées et avérées. C’est une opération laborieuse qui exige un travail continu dans le temps. En effet, pour chaque allégation de violation, il faut prendre en considération les faits, l’environnement et les circonstances dans lesquelles la violation aurait été commise, en relation bien entendu avec les questions des droits de l’Homme. Donc, c’est ce processus-là qui se fait à la fois sur le terrain, mais qui nécessite comme j’ai essayé de l’expliquer dans ma réponse à votre deuxième question, des compétences et des connaissances non négligeables dans ce que j’appelle la méthodologie et l’analyse des droits, seules permettant d’avoir une qualification ou un diagnostic de la situation des droits de l’Homme. Un diagnostic en fonction duquel nous pouvons formuler nos recommandations et prendre les décisions qui s’imposent en matière de protection et de prévention. Donc pour nous, en tant que CNDH, l’essentiel est d’apporter à l’opinion publique, nationale et internationale, ces informations. C’est aussi d’apporter, si besoin est, les nuances nécessaires en matière de qualification des violations des droits de l’Homme. Par exemple, en matière de torture, nous avons relevé qu’il y a un grand amalgame chez l’opinion publique, et même chez les acteurs politiques et autres, sur ce qu’est la définition de la torture et ce qui relève des traitements cruels, inhumains et dégradants. Sans une connaissance précise et approfondie dans le domaine, c’est le principe même de légitimité, d’un point de vue de responsabilité légale, qui est mis à mal. D’un point de vue général, je dirai que ce qui nous manque c’est une formation solide en droit international, notamment en matière des droits de l’Homme, qui aille au-delà des simples slogans politiques ou idéologiques, mais apporte des solutions concrètes et pragmatiques aux problèmes réels de la société. A ce propos, je rappelle que nous essayons de présenter à l’opinion publique, à chaque fois que l’occasion se présente, les explications et informations relatives à la jurisprudence internationale, que ce soit celle des tribunaux internationaux, ou celles de la Cour européenne des droits de l’Homme ou encore de la Cour suprême américaine. Nous n’avons, malheureusement, pas observé, pour le moment, une interaction satisfaisante vis-à-vis de ces efforts, même de la part d’«acteurs» nationaux. Il y a, donc, beaucoup à faire en matière de connaissance des droits de l’Homme. Notre rôle est de partager avec l’opinion publique les dernières observations des comités des droits de l’Homme et les dernières jurisprudences en relation avec le traitement des violations des droits de l’Homme afin de permettre à tous, qu’ils soient acteurs institutionnels, y compris le corps de la justice, ou acteurs de la société civile, de s’imprégner de ces outils. Notre rôle consiste, aussi, à apporter notre point de vue conformément à notre cadre de lecture, à savoir la Constitution du Royaume et les conventions internationales pour apporter les éclaircissements escomptés sur les questions culturelles et sociales auprès de l’opinion publique, du législatif ou l’exécutif et de la société civile. L’autre question sur laquelle je voudrais insister est celle de la culture des droits de l’Homme. En effet, il faut reconnaître que nous avons un grand déficit en matière de diffusion de cette culture. Il faut dire que les réseaux sociaux nous compliquent un peu cette tâche. Autant ces réseaux sociaux sont importants dans la diffusion de l’opinion et son expression, autant ce sont ces mêmes plateformes qui s’avèrent de plus en plus potentiellement très nuisibles en matière de culture des droits de l’Homme, à travers l’incitation à la haine, à la violence, à la discrimination et au racisme.
Le Nouveau modèle de développement a pointé du doigt une série de questions à reconsidérer pour retrouver la confiance des Marocains. Qu’en est-il de votre institution?
Le rapport de la commission du Nouveau modèle de développement a soulevé des questions autour desquelles nous avons apporté notre vision et nos recommandations, ainsi que des positions claires et nettes, comme celle des libertés individuelles. Nous étions très clairs sur ces questions et nous avons proposé des amendements au Code pénal en octobre 2019 les concernant. Nous avons aussi soulevé dans nos rapports thématiques, les soubassements et les conditions des protestations sociales vécues et organisées dans différentes régions du Maroc. Nous avons démontré que la question a, certes, un caractère socio-économique, mais a inséré également les volets culturel et identitaire. Nous avons, également, mis en exergue l’importance de l’environnement numérique et du citoyen numérique, en tant qu’acteur, dans ce développement des libertés publiques. En effet, nous considérons que le Maroc, les Marocains et la société sont en train de mettre en place un modèle émergent en matière des libertés publiques, dont la gestion nécessiterait discussions, débats et concertation. Je suis convaincue que les restrictions légales disproportionnées ne pourront pas répondre et ne répondent pas aux attentes des citoyens et au développement et à l’évolution de cet espace de libertés publiques. Il y a, aussi, la question de l’égalité qui est importante pour nous et a été soulevée par le rapport sur le NMD. Donc, en tant qu’institution nationale, nous nous retrouvons dans plusieurs des questions évoquées dans le rapport. D’ailleurs, M. Chakib Benmoussa, qui a présenté le contenu du rapport lors de notre Assemblée générale, le 16 juillet dernier, a bien précisé que la Commission du nouveau modèle de développement ne s’est pas basée, uniquement, sur le mémorandum du CNDH présenté à la Commission, mais également sur ses derniers rapports thématiques et ses mémorandums.
Liberté d’expression, mariage des mineurs… et d’autres faits sociaux ont fait réagir dernièrement la toile, qu’en pensez-vous?
Avec le développement et les évolutions des réseaux sociaux ou de l’environnement numérique, personnellement, je pense qu’il serait difficile de restreindre la liberté d’expression, mais il est essentiel de développer les mécanismes d’auto-régulation et de veiller à mettre en place des garde-fous en ce qui concerne l’incitation à la violence, au racisme et à la discrimination, mais aussi en matière de diffamation et de harcèlement. Il en va de notre responsabilité collective. Le corps de la justice au Maroc est appelé à déployer plus d’efforts en matière de proportionnalité et de nécessité dans le traitement des cas et à faire prévaloir une jurisprudence marocaine qui garantisse l’exercice des libertés, notamment d’expression, et qui condamne tout discours de haine et de racisme. Nous avons encore un grand travail à faire sur ce registre. Il est aussi nécessaire de prendre en compte l’évolution de la société, des relations au sein de la famille et de la participation de ses membres, surtout les femmes, dans l’accumulation du capital et donc du partage du patrimoine familial. Des lois et des jugements qui ferment les yeux sur la réalité de la société perdent tout de leur valeur pour les citoyens et contribuent à cette crise de confiance que décrit le rapport sur le NMD. La position du CNDH sur le mariage des mineurs est également claire et ferme. En 2019, nous avons fait une campagne sur le sujet et nous continuons à faire le monitoring nécessaire des mariages des mineurs, une des violations graves à l’encontre des enfants et des filles. C’est une question fondamentale pour nous, comme en atteste son traitement dans nos rapports annuels. Nous avons appelé à l’abolition de l’article 20 du Code de la famille qui autorise le mariage des mineurs et de rétablir la règle, celle qui stipule l’âge de mariage à 18 ans. Avec la pandémie, notre agenda a été bouleversé, mais nous reviendrons sur le sujet. Je pense qu’il est temps de procéder à l’amendement de dispositions du Code de la famille qui limitent le processus de l’égalité homme/femme. Bien évidemment, ce qui fait le plus réagir la toile en ce moment, ce sont le viol et la violence sexuelle, que ce soit à l’égard des femmes, des hommes, des filles et des garçons. Dans ce cadre, nous avons aussi été très clairs et très tôt : le CNDH avait appelé en 2019 au renforcement des dispositions pénales de manière à ce que la violence sexuelle et le viol soient érigés en un crime dûment établi et non qualifiés comme « atteinte à la pudeur », comme c’est le cas actuellement. Je pense qu’il y a aussi d’autres faits sociaux qui méritent l’attention des législateurs de manière à élargir la protection et à garantir les droits, en particulier des personnes vulnérables : les personnes en situation de handicap, les femmes, et les enfants.