Mohamed Farkchi
Par : M’barek Housni
« Je ne veux pas faire beau, je veux faire vrai !»
Toulouse-Lautrec
Peindre à la première personne
L’artiste fait dans la variation des domaines de compétence artistiques, presque d’instinct à ce qu’il paraît. Sa sensibilité le guide vers l’une ou l’autre. C’est ce que nous inspirent ses œuvres à première vue. Du figuratif, il y en a, évident et clair, mais noyé dans un univers qui se réfère à l’abstrait. Et ce dernier, il en a peint, formes et couleurs signifiantes pour ce qu’elles sont et ce qu’elles expriment au regard qui les contemple. On voit bien qu’il a l’aptitude à aborder les deux. Et bien d’autres. L’artiste face à lui-même, saisi par l’œuvre à accomplir, fait ce que lui vient sur le moment.
Il y a les tableaux qui affichent la teneur terrienne variée et déclinée sur différentes tonalités, comme pour montrer ce processus d’être d’un réceptacle qui donne à voir la vie là où elle s’entête à se manifester, contre la fatalité. Car on y voit un blanc presque impur en filets, en amas, la plupart du temps dans la partie supérieure des toiles, sans ciel. Ce blanc est de la résistance, survolant un brun ou un marron des étendues ocres, probablement inspirée par un attachement à la terre nourricière ou à la terre comme lieu de vie. Dans de célèbres toiles, elle est cette texture granulée, cette surface brisée, cette entité aux diverses cassures.
D’autres tableaux de même teinte, sont eux investis par de gros et rapides coups de pinceau, mais aérés. Une gestuelle réfléchie par-dessus une premier surface comme ajout, et non comme tentation de camouflage ou d’effacement. L’outil de l’ajout qui est de mise dans d’autres travaux s’est fait avec des matériaux graphiques, des coupures de journaux vieillots, des symboles et des formes diverses. La beauté est dans l’équilibre en tout. L’artiste sait la rendre lorsqu’il expérimente la couleur vive dans des tableaux d’un cachet abstrait, et dans des travaux à la figuration explicite plutôt fabuleuse où des êtres tantôt fantomatiques tantôt ayant les traits du visage visibles posent question, puisque chargés de mystère.
L’artiste ne suit que son instinct donc, et il ne s’embarrasse nullement d’être dans une mouvance artistique déterminée au préalable ou de suivre un courant, même si on peut trouver des similitudes avec certains courants connus.
L’oreille individualisée, oreille de l’être
L’artiste a, dans un deuxième temps, dans sa carrière, eu l’idée de créer à la ready-made, et sculpter. Changer le sens premier de la chose, lui inoculer une deuxième « utilité », une deuxième fonction. Ça lui a réussi avec son majestueux travail sur l’oreille. L’oreille sculptée, détachée et vivante pour elle-même. On ne peut ne pas penser à Van Gogh et sa célèbre oreille tranchée dans un moment d’hallucination intense. C’est tout le dilemme de l’artiste pris dans l’engrenage intérieur de sa propre relation à l’art. Le parallèle s’arrête là. C’est plus un emprunt inspiré, un hommage et une ouverture d’un champ d’investigations artistiques très symbolique.
Mohamed Farkchi a pris l’idée de l’oreille et l’a sculptée dans de la terre (toujours) fissurée. Il l’a plantée dans un pot (plein de terre, bien sûr). Croira-t-elle cette oreille-plante ? Et qui croira en elle ? Le son reçu ; l’écoute augmentée ; ouverture du corps au monde par le sens de l’audition ? Autant de questions, de suggestions possibles. Des peuples savaient prédire en collant l’oreille à la terre et en écoutant les messages transmis à travers les vibrations.
Voyageurs en route porteurs de bonnes ou mauvaises nouvelles ; eau grondante dans les fonds, prémices d’une fin de sécheresse probable qui ne fait que durcir les cœurs et les corps.
Toutes les possibilités sont permises. Laissons l’oreille décider pour nous. Mohamed Farkchi l’assiste et la propose. L’oreille dans le pot se voit adjoindre un crâne d’animal, un cerceau : la métaphore de l’aridité mortelle et du plein vide. Le tout dressé et non étalé, non horizontal, pour sensibiliser le regard et lui montrer une réalité, face-à-face.
Mais pas que ça. Miracle, on peut tout faire avec une oreille sculptée. L’artiste a eu l’idée judicieuse d’en installer un bon nombre sur une plage, à même le sable, en une disposition circulaire ou linéaire. Des oreilles qui tendent l’oreille à la mer, qui conversent avec les vagues, ouïe d’un côté et grondement de l’autre. Mais aussi oreilles qui se passent le message entre elles. C’est une circonscription de l’infini du dire du monde en plein air : des murmures des surfaces de sable qui n’en finit pas de se renouveler, des pas qui s’effacent et se renouvellent eux aussi incessamment. Ce rond d’oreilles est plein et les vides laissés entre elles, n’est pas le vide où il y a rien, car le son passe, dresse un fil invisible, qui s’inscrit à jamais et qui le traverse. L’homme debout qui le contemple peut le déchiffrer. C’est l’être de tout qui s’y manifeste.
C’est de l’art qui donne à penser ! Paul Valéry avait dit : «l’oreille est le sens préféré de l’attention. Elle garde, en quelque sorte, la frontière du côté où la vue ne voit pas».