Point de vue
Par Mohammed Benmoussa (*)
Le discours prononcé par Sa Majesté le Roi Mohammed VI le 13 octobre 2017 à l’ouverture de la session parlementaire, restera marqué dans le marbre de l’histoire contemporaine du Maroc. Le Souverain acta officiellement l’échec du modèle de développement du pays et suscita auprès des citoyens un formidable espoir de changement en appelant à un renouveau de ce modèle. Depuis cet instant, le Maroc a vécu au rythme des promesses du Nouveau modèle de développement (NMD), avec des moments de réelle euphorie populaire, notamment lorsque les membres de la Commission spéciale sur le modèle de développement (CSMD) furent désignés par le Roi en décembre 2019, lors des différentes réunions institutionnelles et des nombreuses rencontres citoyennes organisées par cette commission sur tout le territoire national, et surtout au moment où le président de la CSMD a remis entre les mains du Roi le rapport sur le NMD dans une cérémonie officielle organisée le 25 mai 2021 au palais royal de Fès.
Nombre de Marocains, dont votre modeste serviteur, pensaient que le Maroc allait franchir en conscience le Rubicon et se mobiliser pour « Libérer les énergies et restaurer la confiance pour accélérer la marche vers le progrès et la prospérité pour tous ». Ce mot d’ordre choisi comme emblème du NMD n’est pas fortuit. Il renferme dans un condensé singulier et en quelques termes symboliques les principaux maux de la nation marocaine et, par effet réflexif, le chemin pour y remédier. Il fait référence implicitement aux nombreuses insuffisances relevées par la CSMD en matière de développement institutionnel et politique, économique et social, territorial et environnemental. Il fait état d’une trame de fond mettant en exergue la détérioration de la confiance et l’aggravation des inégalités sociales, spatiales et générationnelles. Il suggère la lenteur du processus de transformation structurelle de l’économie nationale, la dégradation du climat des affaires ainsi que la faiblesse des mécanismes de protection sociale et l’inefficience des filets sociaux. Les réformes disruptives portées par le NMD transparaissent aussi à travers cet emblème : déconstruire l’économie de la rente, assurer une concurrence saine et renforcer les régulateurs, réorienter la stratégie de développement du secteur agricole à la lumière des enseignements de la pandémie de la Covid-19, réduire les coûts de l’énergie par la réforme du secteur et le recours aux énergies renouvelables et à bas carbone, réformer les politiques monétaires et bancaires afin de multiplier les acteurs et diversifier les mécanismes de financement de l’économie, modifier le mandat de la banque centrale et évoluer vers un mandat dual, développer les valeurs d’égalité et de parité et renforcer les droits des femmes, mettre en place un service civique national volontaire, etc. Ce sont ainsi plus de 600 réformes, mesures et projets (recensés par le Mouvement Damir dans un rapport d’analyse critique et comparée du programme gouvernemental avec le NMD) que la CSMD a proposés comme pièces constitutives de l’édifice général du NMD. Chaque pièce a un rôle spécifique et conditionne tant la robustesse que la cohérence de l’ensemble. Ces réformes seraient rendues possibles grâce à un nouveau référentiel de développement et une nouvelle doctrine organisationnelle, reposant sur un puissant diptyque : « État fort et Société forte ».
Plus d’un an après l’entrée en vigueur du NMD, quel bilan peut-on faire de sa mise en œuvre ? Cette question semble être absolument fondamentale, tirant sa légitimité de l’exigence formulée lors des rencontres citoyennes où les Marocains n’ont eu de cesse de rappeler aux membres de la CSMD qu’ils étaient échaudés par la non opérationnalisation des anciens « rapports d’État », à l’image du rapport du Cinquantenaire ou celui de l’Instance Équité et Réconciliation, et qu’ils conditionnaient leur adhésion au NMD à son effectivité et à son application exhaustive et fidèle. La réponse à la question précitée conduit à constater, à regret mais avec lucidité, que le NMD a été mis entre parenthèses (formule délibérément choisie pour rester courtois). Si l’on excepte l’éducation nationale et l’enseignement supérieur, certains membres de l’Exécutif actuel pourraient pousser des cris d’orfraie et jurer, la main sur le cœur, qu’ils se réfèrent systématiquement au NMD dans leurs discours et leurs déclarations. Sans doute est-ce vrai, mais ces références serinées à satiété et non suivies d’actes concrets ou de décisions de politique publique, frappent par leur insincérité et sonnent comme un arrêt de mort programmé aux réformes disruptives du NMD qui, par construction, remettent en cause des intérêts bien établis.
Plusieurs faits objectifs dûment constatés conduisent à reconnaître que l’ancien modèle de développement du Maroc fait preuve d’une grande capacité de résistance avec une outrecuidance déconcertante, et que le rapport de force politique, un temps indécis, a tourné en faveur des représentants de l’ancien modèle, qui parviennent à empêcher l’éclosion du NMD. Parmi ces faits :
L’adoption dans la précipitation durant les derniers jours du gouvernement El Othmani des lois cadres relatives à la réforme fiscale et à la réforme des établissements et entreprises publics (EEP), ainsi que de la loi régissant l’Agence nationale de gestion stratégique des participations de l’État et de suivi des performances des EEP. Les textes adoptés renferment de nombreuses failles, qui sont autant d’entraves à la bonne application du NMD.
L’existence d’une alliance implicite et objective entre d’une part les nihilistes, qui sont autistes aux réformes portées par le NMD par aveuglement idéologique et qui n’ont ménagé aucun effort pour le critiquer avec véhémence et, d’autre part, les thuriféraires de la rente, artisans et acteurs de l’ancien modèle de développement, qui font tout pour empêcher ces réformes de voir le jour craignant pour leurs intérêts catégoriels ou privés.
La formation d’un Exécutif sans véritable âme politique, amnésique aux promesses électorales, issu d’élections législatives entachées de nombreuses interrogations demeurées sans réponse et marqué dès sa genèse par un péché originel, celui du conflit d’intérêt du fait d’un mariage incestueux entre le monde des affaires et celui de la politique.
L’inaction du gouvernement dans le dossier des hydrocarbures, permettant ainsi aux opérateurs pétroliers d’accumuler des profits obscènes dépassant allègrement les 45 milliards de dirhams en six ans (de 2016 à 2021), et dans celui de la raffinerie La Samir, jetant en pâture un des joyaux de l’industrie nationale et mettant en péril la souveraineté énergétique du pays.
Le retard incompréhensible dans la signature du Pacte national pour le développement, censé matérialiser l’engagement formel des partis politiques vis-à-vis de SM Le Roi et de la nation à appliquer loyalement le NMD, ainsi que la procrastination dont fait preuve le gouvernement dans la préparation et l’adoption des nouveaux textes législatifs régissant le fonctionnement du Conseil de la concurrence et du Haut-commissariat au plan (pour la fonction relative au Mécanisme de suivi du NMD, d’impulsion des chantiers stratégiques et d’appui à la conduite du changement, initialement prévu pour être placé sous l’autorité directe du Souverain).
Le NMD a perdu une bataille, mais certainement pas la guerre. Le combat pour la modernisation de notre pays doit continuer. Il nous faut, pour cela, inverser le rapport de force. Et le meilleur moyen d’y parvenir serait d’activer le secret de la résilience de la nation, comme elle a su le faire à chaque moment décisif de son histoire : l’indépendance du pays, la Marche verte, l’avènement du nouveau règne, la réforme constitutionnelle de 2011 et maintenant le NMD. Et ce secret, c’est la communion entre le Roi et le peuple. Tous deux ont voulu le NMD. Ils seront les garants de son application.
(*) Professeur universitaire d’économie et de finance d’entreprise et de marché
Consultant expert en politiques économiques, finances publiques, banque et finance
Ancien membre de la Commission spéciale sur le modèle de développement
Membre du Parti de l’Istiqlal
Vice-Président du Mouvement Damir
Vice-Président du Front de sauvegarde de la raffinerie marocaine de pétrole La Samir