Le fort de l’oubli

Chronique

Soumia Mejtia, auteure et poète

Ce soir encore, j’ai pris la plume pour vérifier mon appétence à l’écriture, ainsi je réitère mon appel infini au monde. Ce monde avec lequel nous composons par moment, ou que nous fuyons souvent ou duquel nous nous désagrégeons complètement.

Je lutte alors contre cette ridicule impression, soutenant que toute prétention est source de désarrois et de mésaventure. Cela semble tomber sous le sens, car se détourner des murmures de son égo est probablement un dur combat contre ce «je» murmurant ou susurrant la magnificence de notre Moi.

Nous nous habitons fortement et rares sont les moments où le «je» se tait ou s’implicite. C’est dans ces rares moments, précisément, où nous sommes rassérénés et enclins au sentiment d’une paix particulière, une paix qui n’appartient pas à ce bas monde. Ces rares instants sont les instants où aucun murmure ne vient altérer l’existence de l’autre. Il ne s’agit pas de la bonne attitude envers autrui, car cela est l’acte de la bonté égoïste, il s’agit d’une bonté sans nom, sans qualificatif.

Faut-il s’altérer soit même ou oublier de temps à autre le souvenir de cette présence de nous en nous ?

Savoir fabriquer l’oubli de soi est une réelle traversée à gué, car, nous ne risquons pas de nous embourber dans les profondeurs de nos secrets enfouis, les plus durs car les plus sombres, mais nous visualisons le monde immergeable qui n’est ni rassurant, ni immuable ; attentifs alors à la variabilité de la matière du monde, il nous serait permis et dans la fulgurance à atteindre ces rares moments de réelle magnificence.

Ces brefs moments de rupture avec notre égo omniprésent est un enchantement. Toutefois, un autre oubli siège en nous et nous fait vivre dans son acte mensonger. 

Dans cette fabrique de l’oubli, nous sommes emmenés à biffer les noms des personnes qui faisaient partie de nos traversées quotidiennes. Elles étaient présentes, ancrées par leur capital d’être au monde, leur capital de pensée et leur effectivité d’engagement réel. Il arrive alors qu’elles se soumettent à leur propre fort d’oubli pour nous biffer et s’engager à fermer un volet, à disparaitre.

Ceux-là ou celles-là qui nous sacrifient au fort de l’oubli ou que nous sacrifions, sont parfois des frères et des sœurs qui ont pu oublier notre existence et qui n’éprouvent aucune gêne de nous passer dans la déchiqueteuse. C’est le plus dur : quand le fort de l’oubli abrite ces personnes-là.

Il y a aussi ceux ou celles à qui nous nous étions soudés par la force de l’amitié, ceux-là partent car ils ont trouvé la manière de nous claquer la porte au nez sans même dire au revoir. Ils ont souvent beaucoup d’arguments à mettre en avant, beaucoup de reproches, ils négligent juste l’argument qui les remet en cause.

Entendons-nous, ce monde dans lequel nous vivons est doué d’une multiplicité de sens, car chacun le vit selon sa propre représentation. Certes, ce qui diffère chez chacun de nous n’est pas sa représentation du monde, mais plutôt les strates qui la forment : une ou deux ou une centaine. Certains portent un savoir infini qui découle instantanément en une seule éloquence, en un seul mot. Ceux-là portent une tendresse infaillible au monde, ce sont des guérisseurs suffisamment pétris par le travail du monde qu’ils ignorent leur don. Ils portent une joie qui ne se lit pas sur leur visage, ils ont le regard du sourire enchanté et ne cherchent pas à nous enseigner le monde. Ils ont construit en eux un fort où ils conservent l’oubli de tout ce qui peut les attacher aux autres. Ils ne sont pas misanthropes, ils sont incapables de soutenir une présence factuelle de l’autre. D’autres éprouvent l’autre dans le déchirement et d’autres passent silencieusement.

Par ailleurs, la fabrique de l’oubli est-elle une entreprise réalisable ou s’agit-il d’un caprice de langage grossier et sans fondement, du moins physiologique ?

Nous sommes faits de beaucoup de sentiments qui sont à l’affut de l’acte et de son affection. Nous passons notre temps à agir, à se taire, à se crisper, à rire, à sourire et nous retenons en nous le plus fort et le plus amer. Notre mémoire est notre alliée et ennemi aussi. Il suffit d’une odeur, d’une étendue, d’un son…pour nous faire revivre nos souvenirs quels qu’ils soient, nous aurons toujours l’amertume de leur passage. Parfois même, nous sommes pris de remémorer des souvenirs ir-ressentis, sentis par nos aïeuls, ce souvenir du sentiment ancien qui est encore plus dur à supporter. Il s’incarne en nous, et revit avec notre physiologie, avec notre psychologie. 

L’oubli donc ne serait-il qu’artefact ?

Le phénomène de l’oubli stipule une perte de mémoire graduelle d’un souvenir. Si l’oubli n’est pas pathologique, il n’en est pas de vrai, nous n’oublions rien, nous archivons, nous entassons. Et quand bien même il y aurait oubli, ce n’est qu’une perte de l’infinité du détail des souvenirs qui peuvent être articulés dans d’autres détails tout à fait imaginés.

Notre complexion est faite pour que notre mémoire fabrique son fort où elle abandonne tous nos souvenirs. Nous sommes dans le parti pris de tout ce que nous sommes à ce monde, rien ne se perd en nous, nous sommes lovés par nos moments vécus, par tout ce qui en découle : sentiments et ressentiments.

Quand les Grecs avaient imaginé ce fleuve de l’oubli appelé Léthé, ils cherchaient par cet imaginaire flamboyant à faire acte imaginé de l’oubli.  Ils cultivaient l’oubli, car attentifs à nos états d’âmes qui vivent journalièrement les moments dans leur instantanéité et revivent d’autres moments dans leur antériorité.

J’arrive à me demander si la fabrique de l’oubli était-ce un murmure de salut ou un murmure prétentieux ?

Prétentieux ou salutaire, notre mémoire est remplie d’engrammes qui forment le support de toute notre vie. Nous nous trouvons parfois à faire l’exercice de la remémoration par monologue routinier, ou par besoin spécifique, nous découvrons alors que notre mémoire est elle-même douée de salut. Elle nous offre souvent un aperçu flou et sans substance réelle de notre vécu. Nos souvenirs sont confectionnés par plusieurs facteurs : émotionnel, temporel, spatial… Ils sont alors sujets à être complètement redirigés, ou pervertis, ou enjolivés.

Puis-je alors dire que nous pouvons réellement fabriquer l’oubli ou cela fait partie de nous ?

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