Bahae Trabelsi ou le savoureux discours d’outre-tombe.

Par Abdelouahad Zaâri Jabiri

Féministe et humaniste jusqu’à la moelle, Bahae Trabelsi, qui dirige de main de maître, la collection Kayna aux Editions la Croisée des chemins, ne cesse de nous émerveiller et de nous surprendre par la diversité des genres littéraires et les thématiques abordées dans ses œuvres. Elle était la première écrivaine à oser parler d’homosexualité dans son roman La vie à trois, elle a publié aussi un thriller la chaise du concierge. Mais on n’est pas encore au bout de nos surprises ; en effet, elle vient de publier son septième roman, Dialogue joyeux avec un mort, qui ressortit un peu à plusieurs genres littéraires : conte philosophique, initiatique, mystique, et surtout dystopique où elle nous convie à un voyage dans le temps et l’espace, à l’instar d’une série télévisée de science-fiction en 42 épisodes (chapitres). Aussi, depuis presque trois décennies, la plume de notre écrivaine a-t-elle pris un bain de jouvence, elle ne cesse de se réinventer, à l’image de son personnage Ines, qui n’a pas pris une seule ride après son voyage de 30 ans dans l’au-delà, à travers ce septième opus, dont on pourrait tirer bon augure, d’autant plus que le chiffre sept est chargé de symbolique : dans la Bible, Dieu a créé le monde en sept jours, les pèlerins musulmans tournent sept fois autour de la Kaaba, les sept archanges, les sept couleurs de l’arc en ciel, les sept notes diatoniques, les sept merveilles du monde, les sept chakras, les sept péchés capitaux.

Ce roman s’inscrirait aussi dans la lignée d’autres ouvrages marocains qui ont traité de la thématique de la mort sans pour autant verser dans le tragique. On peut citer à cet égard le roman de Youssef Amine Elalamy, Même pas mort, celui de Yasmine Chami, Mourir est un enchantement, ou bien encore celui de Jean Zaganiaris, Dieu nous a créés éternels.

Mais l’œuvre de Bahae se démarque nettement de celle des auteurs marocains, en ce qu’elle ne se situe pas dans un espace précis ; ainsi les personnages évoluent-ils dans une cité perdue, entre forêt et océan. Voilà peut-être une manière d’inscrire la littérature marocaine dans l’universel.

Roman de science-fiction ou fantastique ?

Jusqu’au chapitre 5, tout parait normal chez la protagoniste du roman Inès, une jeune femme, chef d’entreprise, pointilleuse, rationaliste, passionnée de philo (Platon, Spinoza, Epicure, Descartes et Kant), pour qui « tout devrait être sous contrôle », formule qu’elle ne cessait de répéter comme une sorte de mantra. Même sa relation avec son compagnon devrait être savamment préparée, si bien qu’elle eut recours à un site de rencontre « Harmonie », ne laissant ainsi aucune chance à la magie que favorise le hasard des rencontres amoureuses, comme celle qu’elle aurait pu avoir avec son premier client, venu lui demander de lui organiser un événement incentive. Aussi, préféra-t-elle mener une vie plate, réglée comme du papier à musique avec son mari Henri. Mais, est-ce qu’elle a vraiment pu se défaire de la magie (l’âme qui agit) de la première rencontre ?

Au fil de la lecture, plusieurs événements s’enchaînent inexorablement pour prédisposer Inès à vivre dans un univers fantasmagorique ou dystopique. Enfant, elle était très influencée par les contes de fées, mettant en scène des princesses, des lucioles, des lutins, des génies, que lui racontait sa tante Sara et qu’elle lisait assidûment. Adolescente, elle se passionna de livres de science-fiction recommandés par son ami Adam : Asimov, Barjavel, Orwell, Huxley, Bradbury. Et, elle voyait toujours dans ses rêves, un garçon de son âge, qui lui ressemblait à s’y méprendre et qui se complaisait à partager ses interrogations, à penser et à panser ses blessures. Adulte, elle est constamment en proie à des visions, et ne peut s’empêcher de subir l’influence de ses amies fantasques Luna, Lyna et Dalhia qui croient beaucoup à la magie, au paranormal.

Mais, un beau jour, suite à un très grave accident de voiture, elle eut une EMI ; depuis lors elle fit un voyage dans le temps et l’espace d’une cité perdue, située entre la mer et la forêt. Son départ coïncide avec la pandémie du corona virus en 2020 et son retour sur Gaia avec la rédemption des humains, après un violent combat de la résistance contre l’Alliance du mal vers 2050, décrit si minutieusement vers la fin du roman. Dans cette cité qui pourrait s’apparenter au paradis, Ines finit par retrouver les siens et surtout les deux personnes qui lui parlaient de son vivant. L’un serait-il son futur mari et l’autre son frère jumeau ou son double féminin, son anagramme, le substitut de sa mère qui porte son prénom comme une sorte de prédestination Rita, en arabe «Ghita» qui signifie ondée salvatrice, soutien ou victoire ? Et si Ines n’était en réalité que la doublure de Bahae Trabelsi, compte tenu de leurs affinités: elles sont de ferventes féministes, des érudites qui utilisent à bon escient tous les registres (médecine, paranormal, psychanalyse…) passionnées de cinéma, de littérature, de science-fiction, d’astronomie, de musique raffinée ? Assimiler un personnage de fiction à son auteur n’est pas étrange quand on sait ce qu’aurait dit Flaubert à propos de son personnage éponyme : Madame Bovary, c’est moi.

Cet univers dystopique n’est pas sans nous rappeler celui décrit par Abou Alae Maari dans son fameux ouvrage, L’épitre du pardon (XIème siècle) et par Dante dans son livre culte La divine comédie (XIVème siècle) dont Bahae cite un passage relatif à l’enfer :

Je vins dans un lieu privé de toute lumière,
qui mugit comme la mer, par la tempête,
lorsque la frappent des vents contraires.

L’ouragan infernal qui jamais ne se calme,
entraîne les esprits dans la tourmente :
il les roule, il les heurte, il les moleste.
qui mugit comme la mer, par la tempête,
lorsque la frappent des vents contraires.

L’ouragan infernal qui jamais ne se calme,
entraîne les esprits dans la tourmente :
il les roule, il les heurte, il les moleste.

Mais, l’autrice a une autre conception de l’enfer, lequel n’est que la création pure et simple des hommes, à travers leurs actes quand ils massacrent la planète, leurs lois quand ils condamnent à mort, leurs conflits quand ils provoquent des guerres, leurs émotions quand leur colère se déchaîne, leur peur et leur tristesse qui les minent.

Conte philosophique, philosophal ou initiatique :

Ines effectue un voyage initiatique dans l’au-delà pour apprendre le véritable amour, grâce à la rencontre avec son double, et son âme sœur. Elle aura le privilège d’avoir comme professeur Voltaire, Spinoza, Marie-Madeleine et même Jésus qui lui dévoilent les secrets de la sagesse universelle. En compagnie de ses condisciples, elle se retrouve dans un sanctuaire sacré sur une colline. Au-delà de leurs divergences culturelles et historiques, de leur tradition respective, ils ont la même perspective : transmettre aux générations futures l’harmonie du corps et de l’esprit, apprendre à se connaitre et à bien exploiter son potentiel créatif, vaincre la peur et toutes les émotions inhibitrices. Aussi, la tonalité de ce récit n’est-elle pas sans nous rappeler le conte philosophique de Frédéric Lenoir, L’âme du monde où il met en scène sept sages, venus des quatre coins du monde pour se réunir à Toulanka, monastère perdu des montagnes tibétaines, pour transmettre à Tenzin et Natina, deux jeunes adolescents, les clés de la sagesse universelle.

Dans cette cité perdue, Ines, grâce à ses maîtres de philo, a appris à se servir de son libre arbitre ; aussi, ne cesse-t-elle de se réinventer ou de créer sa propre vie, mue par cette volonté prométhéenne qui agit comme une autre formule du péché originel car, goûter au fruit de l’arbre de la connaissance, c’est savoir tout sur chaque chose, autrement dit, une fois encore, ressembler à Dieu qui en nous. Les femmes ne sont plus victimes de l’ostracisme de la société patriarcale qui s’est accaparée de la religion pour les asservir. Elles ont le droit de disposer de leurs corps, le droit au respect de leur vie privée si bien que certaines n’auraient même pas besoin de faire leur coming-out.

Roman mystique ou roman de maturité

Avant son voyage initiatique, Ines était cloitrée dans une carapace de rationalité intransigeante, et lorsqu’elle voyait sa tante Sara prier, elle se demandait si le fait de s’adresser à une entité imaginaire pourrait résoudre les problèmes existentiels. Quand Ines s’adressait à Dieu, elle se heurtait au vide. Toutefois, elle s’est mise à prier par mimétisme, dans l’espoir de recevoir un signe, mais rien n’y fit. A la longue, elle y renonça et n’y pensa même pas. Mais dans le sanctuaire sacré, elle finit par assimiler le vrai sens de la prière, loin des croyances dogmatiques et des rituels, propre à entraver le chemin vers un humanisme spirituel universel : aimer la vie est une prière, contempler la splendeur de la création est une prière sublime, parce que dans cet acte de contemplation, non seulement on distingue le créateur, mais en plus on lui est reconnaissant. Et ce n’est pas un hasard si l’autrice cite dans son roman d’éminents auteurs mystiques de la trempe d’Ibn Arabi, philosophe, théologien et poète soufi andalou du XIIIème siècle :

Ainsi l’homme se voit confier la sauvegarde

Divine du monde, et le monde ne cessera pas

D’être sauvegardé aussi longtemps que

Cet homme universel demeurera en lui

Dieu dort dans le rocher

Rêve dans la plante

Bouge dans l’animal

Et s’éveille dans l’homme

Ou Djalâl ad-Dîn Rûmî, poète mystique du même siècle :

Sache que l’âme est la source,
Et toutes les choses créées,
Des ruisseaux.

Tant que demeure la Source,
S’écoulent les ruisseaux.

Chasse le chagrin de ton esprit,
Bois l’eau de ce ruisseau ;

Ne crains pas que l’eau tarisse,
Car elle est sans fin…

Vois comme est devenu un tout ce corps,
Qui est une partie de ce monde de poussière !

Quand tu auras voyagé à partir de ta
Condition d’homme, sans nul doute
Tu deviendras ange.

Quand tu en auras fini avec la terre,
Ta demeure sera le ciel.

Dépasse le niveau de l’ange :
Pénètre dans cet océan.

Afin que ta goutte d’eau devienne une mer
Plus vaste que cent mers d’Oman.

 Roman choral :

L’écrivaine s’est livrée avec brio à un véritable exercice de style, si bien qu’on entend résonner au fil des chapitres une pluralité de voix. D’abord, celle d’un narrateur omniscient qui connait d’avance la psychologie et le destin de tous les personnages. Ainsi, on pourrait supposer dès l’incipit que la protagoniste Ines n’est plus de ce monde puisqu’un dialogue d’outre-tombe s’engage déjà avec un personnage qu’elle retrouvera dans l’autre monde :

– Vous savez qui vous êtes, vous ?

-Evidemment. Quelle drôle de question !

Ce narrateur démiurge s’efface épisodiquement pour céder la parole à une myriade de personnages influant sur le parcours de vie d’Ines : ses parents, sa tante Sara, ses nombreux amis, ses coachs, ses condisciples, ses doubles, ses grands maitres de philosophie. C’est ce qui explique que ce roman soit assez long, sans jamais trainer en longueur.

«Dialogue joyeux avec un mort», Editions la croisée des chemins 2022. 309 pages.

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