Pour un discours culturel contre le bombardement médiatique occidental

Par Yassin Adnan

Le massacre abject et délibéré, perpétré par l’Etat d’occupation israélienne à Gaza, se poursuit, et nous sommes pratiquement incapables d’unifier une vision politique commune, ou d’avoir une décision arabe résolue qui reflète notre juste et douloureuse colère humaine.

Plus encore, les intellectuels arabes éprouvent aujourd’hui de grandes difficultés à accéder au système culturel et médiatique occidental, ennemi des Palestiniens et de leur cause. Ce qui est décevant sans nul doute. Mais ce qui est encore plus frustrant, c’est le silence de nombreux intellectuels occidentaux, insensibles aux crimes de génocide et de nettoyage ethnique contre les Palestiniens.

La vieille politique internationale du « deux poids, deux mesures » à laquelle nous sommes confrontés aujourd’hui, est bien ancrée dans l’esprit de nombreux intellectuels eux-mêmes.

Fervent partisan de la Révolution française, Emmanuel Kant aurait rejeté la révolution populaire en Prusse. Cependant, l’opposition du fondateur de la philosophie critique à la révolution dans son pays ne l’a certainement pas empêchée d’aboutir, car l’Allemagne est parvenue à passer d’une monarchie à une république parlementaire démocratique.

Victor Hugo, le grand lettré humaniste, à travers le combat mené au moyen de son œuvre littéraire, a contribué de manière significative à l’abolition de la peine de mort dans son pays. Voici comment il s’exprimait au sujet de l’Afrique : « Dieu donne la terre aux hommes. Dieu offre l’Afrique à l’Europe. » Il justifiait la colonisation française de l’Afrique en prétendant que cela mettrait fin à l’esclavage. Cependant, les nations africaines se sont successivement révoltées et ont conquis leur indépendance grâce à la lutte de leurs peuples.

Marx lui-même n’a pas hésité à soutenir le colonialisme français en Algérie. Il le considérait comme un événement modernisateur, puisqu’il participait à la victoire des nations civilisées sur des peuples semi-barbares et arriérés. Son regard sur la mission britannique en Inde était également ambivalente : il la considérait à la fois comme destructrice et régénératrice. Elle était censée anéantir la vieille société asiatique et établir les fondements matériels de la société occidentale en Asie. C’est ainsi que Marx a justifié le colonialisme occidental en s’appuyant sur la logique orientaliste.

Il est clair que les slogans de liberté, de justice, de raison et de lumières n’ont pas empêché un certain nombre de penseurs et de philosophes occidentaux de négliger délibérément des évidences simples, notamment celles qui stipulent que le droit à une vie libre est un droit inaliénable et que l’occupation ne peut être justifiée.

Alors, la Révolution allemande a finalement réussi, Kant ! Et l’Afrique est libérée, Hugo ! De même, l’Algérie et l’Inde, Marx ! Une personne raisonnable, qui a confiance dans l’avenir, peut-elle alors imaginer que la Palestine restera occupée à jamais, contre toute logique historique et toute évidence ?

Cependant, notre rôle aujourd’hui est d’œuvrer pour la construction d’un discours culturel qui soutienne la question palestinienne de manière consciente et rationnelle, et la défende dans un langage contemporain. Les lamentations ne suffisent pas. De même, la fanfare verbale ne calmera pas les peurs des victimes, mais profite plutôt au bourreau, qui l’expose au monde comme s’il représentait un danger imminent, même s’il sait au fond de lui qu’il ne s’agit que de fanfaronnade. Nous devons donc arrêter le flot de propos vagues. Concentrons-nous plutôt sur la production d’un discours sérieux et responsable dans lequel les mots se réconcilient avec leur sens. Nous devons confronter toutes ces falsifications et justifications évasives de la part des hommes politiques et des personnalités médiatiques occidentales avec des discours critiques qui pratiquent l’examen rhétorique de leurs déclarations, pointent leurs erreurs logiques et argumentatives, les décortiquent et contre-argumentent calmement et sans tension. À ce propos, nous avons suivi ces jours-ci le brillant passage d’intellectuels, de diplomates et de professionnels des médias palestiniens et arabes qui ont déconcerté leurs interlocuteurs sur les chaînes de télévision grand public. Nous avons vu comment les représentants de la diversité médiatique occidentale se sont transformés en inquisiteurs « aux ordres », répétant la même question dans une tentative désespérée de faire perdre la raison aux invités les plus pondérés et de les forcer à « avouer ».

Nous n’avons aucune illusion quant à la manière dont l’Occident interprète les « fondements juridiques » de la justice internationale selon ses intérêts. L’amalgame suspect et défectueux entre le droit et la politique, ainsi que l’absence de séparation des pouvoirs dans le système des relations internationales, ont conduit le nouvel ordre mondial à utiliser les lois pour infliger des « corrections politiques » et régler des comptes, transformant ainsi le droit pénal international en un outil de vengeance contre les pays et les entités « voyous ». C’est ainsi que la base de ce que nous appelons aujourd’hui la politique du « deux poids, deux mesures » s’est mise en place, remettant en question la crédibilité et la légitimité de l’ordre mondial.

Nous n’avons aucune illusion. Parce que nous savons que la France de « la liberté, l’égalité et la fraternité » est devenue un simple conte à raconter, tandis que l’Europe des Lumières, son humanisme et sa modernité méritent d’être exposés dans un musée de l’histoire. Aujourd’hui, c’est l’Occident arrogant, dirigé avec insolence par l’Amérique, qui a le dernier mot. C’est pourquoi les peuples libres d’Europe – les intellectuels intègres et les vrais démocrates – devraient retrouver leur capacité de réflexion et leur liberté d’expression pour libérer l’horizon européen de l’emprise de « l’Occident » : de l’emprise américaine. C’est après cela qu’une discussion sur la question palestinienne deviendra possible. Sinon, ce que nous suivons avec dégoût ces jours-ci continuera comme un dialogue de sourds.

Nous sommes tous avec Gaza, nous soutenons les droits du peuple palestinien dans un monde arabe consterné. Chacun à sa manière, nous manifestons contre le meurtre délibéré d’enfants, de femmes et de civils sans défense à Gaza. Cependant, nous devons également travailler dur pour construire un discours. C’est une tâche ardue et de longue haleine, et il n’y a pas moyen de l’éviter ; il faut s’y engager.

Peut-être devrions-nous reconsidérer une évidence : la terre palestinienne est occupée, et Gaza est en outre un territoire assiégé. Résister à l’occupation et à son siège brutal est un droit légitime pour chaque Palestinien de Gaza, quelle que soit son affiliation politique ou idéologique, tout comme c’était un droit nécessairement garanti aux Européens face à l’occupation nazie. Ensuite, la réaction désespérée de ceux qui souffrent sous le joug de l’occupation et subissent toutes sortes de sièges est une chose prévisible et même compréhensible avec un peu de sérénité et de conscience. Cependant, le fait que l’occupant se déchaîne, feignant la surprise, sans trouver personne dans ce système international dysfonctionnel pour l’arrêter, attise encore plus de colère.

C’est pourquoi nous condamnons ces méthodes arrogantes visant à criminaliser l’acte de résistance, voire à criminaliser les expressions de sympathie envers les victimes de l’occupation. Nous rejetons ce chantage bon marché exercé contre les voix libres en Occident. Nous dénonçons ces jeux médiatiques flagrants qui musèlent les discours en redéfinissant les mots, les affublant de significations qui servent leur interprétation tendancieuse, puis passent à l’attaque contre les personnes ayant une conscience vive et des positions libres pour les piéger. Nous constatons que ces brimades ont atteint leur paroxysme avec les intimidations à l’encontre d’António Guterres, dont le seul tort était d’avoir tenté de maintenir le niveau minimum de neutralité requis par la Charte des Nations Unies. On exige sa démission du poste de Secrétaire général uniquement parce qu’il a honnêtement estimé que les attaques du 7 octobre « ne se sont pas produites en dehors de tout contexte » et « ne peuvent justifier la punition collective infligée au peuple palestinien ».

Nous rejetons également le fait que certains réseaux sociaux se transforment en outils de censure et de répression contre ceux qui montrent de la sympathie envers le peuple palestinien et les martyrs de Gaza. Les types de barricades numériques que Facebook utilise pour restreindre les contenus qui ne correspondent pas à ses caprices politiques ont surpris les Arabes et les musulmans de ce continent virtuel, qui, depuis le « Printemps arabe », ont cru au miracle de la communication électronique. Ils y ont cru et s’y sont investis humainement et socialement, avant que ses algorithmes ne se retournent aujourd’hui contre eux, pour les choquer en leur notifiant que la liberté dans la sphère électronique est limitée et dirigée.

Les images que nous avons vues ces jours-ci sur les écrans arabes tourmenteront longtemps la conscience mondiale. Des images douloureuses des corps d’enfants et de civils de Gaza bombardés avec une brutalité sans précédent. Ce sont des images authentiques qui n’ont rien à voir avec les prétendues images que le maestro Biden et sa chorale politique et médiatique prétendaient avoir vues en secret et qui ont servi de prétexte pour détruire Gaza et exterminer sa population. De nombreuses images, authentiques ou falsifiées, finiront par émerger à la surface de la vérité et devront être vérifiées par un enquêteur nommé le futur.

Mais ce ne sont pas seulement les images qui nous préoccupent aujourd’hui. Les représentations corrompues sont plus alarmantes que les images. C’est pourquoi nous devons aborder la question des stéréotypes et des préjugés. C’est crucial dans cette confrontation. En effet, les représentations que les médias occidentaux ont perpétuées à notre sujet dans la littérature, le cinéma et la télévision, ont joué un rôle dangereux en stéréotypant et même en diabolisant l’image de l’Arabe et du musulman. Et voilà que des hommes politiques d’Amérique, d’Israël et de certains pays européens utilisent cette image pour mobiliser leurs citoyens et éveiller leurs sentiments d’hostilité et de haine envers les Arabes et les musulmans. Des sentiments hostiles sont enracinés dans le subconscient des Occidentaux et dans leur conscience collective depuis les Croisades. Cependant, là où il faudrait intervenir pour combler le fossé psychologique et créer des ponts entre les cultures et les peuples, voici aujourd’hui que l’agression israélienne cherche à alimenter ces représentations meurtrières, voire à les attiser pour légitimer ses positions racistes d’extrême droite et justifier ses crimes de guerre.

Je crains que certains Européens veuillent se purifier d’un sombre passé au cours duquel leurs ancêtres ont persécuté les Juifs et les ont soumis à divers types d’abus. Cependant, y a-t-il une purification en soutenant aveuglément l’armée d’occupation israélienne alors qu’elle tue les enfants de Gaza, ou en condamnant honnêtement et par principe toutes les formes de meurtres, quels que soient la race, la religion et la nationalité du tueur ? Ensuite, les Juifs, aux côtés des Chrétiens, des Coptes, des Yézidis, des Sabéens, des Kurdes et des Amazighs, ne faisaient-ils pas partie du tissu culturel, ethnique et religieux qui a coexisté à travers les âges dans la région arabe, à une époque où l’Occident était incapable de tolérer les Juifs en tant que groupe distinct ? Cela s’est produit dans le passé. Les Espagnols ont expulsé des milliers de Juifs et de Morisques il y a cinq siècles, les persécutant et les maltraitant. Les nazis ont soumis les Juifs à un horrible Holocauste. Nous ne tenons pas les Européens responsables aujourd’hui des horreurs et des crimes du passé. Alors pourquoi devraient-ils nous tenir responsables de crimes que nous n’avons pas commis, dans un renversement flagrant des rôles ? Les enfants de Gaza, qu’on immole aujourd’hui, ne sont pas responsables de l’Holocauste du passé. De plus, notre peuple en Palestine est sémite. Si vous le savez, comment peut-il être accusé d’antisémitisme ?

Alors, disons-le franchement : Israël ne fait pas partie de l’histoire ancienne de la région. C’est une géographie imaginaire inventée par des prêtres juifs. Ensuite, l’orientalisme et les orientalistes ont contribué à formuler son récit et à développer son intrigue. Finalement, le colonialisme britannique l’a permis et l’a implanté au cœur de la région arabe dans le cadre d’un projet global visant à déchirer les entités arabes et à semer les causes de conflits religieux et sectaires entre elles avant de leur accorder des indépendances minées, qui semblent encore incomplètes aujourd’hui. Et ici, l’Amérique, héritière du colonialisme, pour des considérations géostratégiques liées au pétrole et au gaz, continue de soutenir l’implantation coloniale dans la région, oppresseur et opprimé.

Une bonne partie de la confrontation que nous devons avoir avec ce mythe contemporain consiste en réalité à analyser le récit qui le soutient, les représentations qui l’entretiennent et les discours qui le promeuvent. Le plaidoyer en faveur de la Palestine ne doit pas être laissé aux seuls hommes politiques et à leurs alliés des médias grand public. C’est aussi une question culturelle et civilisationnelle. Nous avons donc besoin de la voix de l’intellectuel et de son intervention. Plus que jamais, nous avons besoin des voix arabes libres vivant en Occident. Elles sont mieux placées pour dialoguer avec l’opinion publique occidentale en utilisant sa logique et son langage. Les peuples occidentaux méritent un discours de vérité en toute conscience et intégrité. La population européenne n’acceptera pas d’être entraînée pendant longtemps par le chœur du mensonge qui déshumanise le Palestinien pour justifier son extermination, poussant la région et avec elle le reste du monde vers davantage de polarisation et d’escalade, vers davantage de bombes larguées sur l’espoir et d’avenirs incendiés.

(Traduit de l’arabe)

* Écrivain marocain

Top