La fille de Gaza

Chronique

Par Mamoun Lahbabi, écrivain.

Tic, tic, tic…

L’alerte codifiée de Messenger. Je n’ai pas le réflexe désormais quasi biologique des jeunes générations de répondre instantanément et systématiquement aux messages. Je prétends encore, peut-être indûment, à l’innocuité du virus des réseaux sociaux sur mon cerveau. Cela me coûte de me priver de moult plaisirs virtuels mais je m’accroche toujours au privilège de ne souffrir d’aucune addiction. A vingt ans, les convictions n’ont subi ni l’érosion du temps, ni les remous ravageurs de l’illisibilité du passé, ni les douleurs coupantes semées par la réalité des jours adultes. Le hasard, à son gré, me pousse à négliger ou à ouvrir le message.

Est-ce la mélancolie ou le désir de sortir de ma solitude qui m’incita, cette fois, à découvrir mon correspondant ? Nonchalamment, je pris le téléphone et déposa mon indexe sur le petit cercle orné d’un visage féminin qui semblait renvoyer un éclat de lumière.

«Salam».

Ce mot revient souvent en préambule d’une conversation. Une sorte de test pour mesurer, sans risque, l’intérêt de l’internaute. Je fus néanmoins intrigué par la graphie : toutes les lettres étaient en majuscule. Pour une raison inconnue, j’accordai une importance inhabituelle à cette écriture qui avait certainement été choisie à dessein afin d’amplifier le sens du mot.

Je tapai ma réponse avec fermeté :

«Salam et bienvenue ».

L’avais-je d’emblée encouragé à s’engager par ce modeste écho ? Un long message apparut :

« Je m’appelle Radad et j’habite à Gaza. Connais-tu cette ville suspendue à nulle part, qui a perdu son cordon ombilical et qui suffoque entre une frontière d’un côté, une mer de l’autre et une muraille qui la rend aveugle. La connais-tu, dis-moi ? Je le suppose car il ne s’agit pas seulement de géographie, mais aussi d’Histoire, de culture, d’exode ».

Quelle représentation s’était-elle faite de moi à travers mon « Profil » pour entamer la conversation par un cri ? Je différai ma réponse pour assouvir ma curiosité.

« Quel est ce hasard qui t’a conduit à mon nom ? »

Les mots s’inscrivirent instantanément comme s’ils étaient déjà accrochés aux doigts en s’impatientant du clavier.

« Il n’y a pas de hasard mais le fruit de mon désir d’aller le plus loin possible, de l’autre côté du monde, là où j’aurai le privilège de jouir de tous les horizons. En parcourant les « Profils » du pays où le soleil se couche, je fus aimanté par la description du lieu où tu habites : un village au bord de l’océan vivant au rythme alangui de saisons inertes, bercé par le roulement immuable des vagues et le souffle tiède d’un vent infiltré dans les branches tombantes des palmiers. C’est ce quelque part que je cherchais, l’endroit ou rien ou presque ne bouge, à l’écart des tumultes, là où mon esprit, enfin, me concéderait des déambulations, là où je pourrai vivre l’instant sans appréhender l’après, là où je me délesterai, juste le temps d’un oubli, de l’humiliation d’habiter une prison, là où la vie serait vécue affranchie de la menace permanente de la mort ».

L’anonymat permis par la distance autorise-t-il une telle confession ? J’étais bouleversé par l’authenticité qui embaumait les mots. Ces quelques phrases avaient miraculeusement aboli toutes frontières entre nous. J’eus l’étrange sentiment de la connaitre depuis des lustres. Je sentais sa proximité comme si cet échange emplissait l’intervalle entre nos rencontres.

« Je suis si heureux que tu m’aies choisi et sache que toutes mes intentions diront beaucoup plus que les mots qui les porteront ».

« Merci de m’accueillir, de m’offrir ton écoute, la présence chaleureuse dont tu me gratifies. Je te disais qu’il n’y a pas de hasard mais des voix qui s’appellent, s’entendent et se murmurent à l’instar des ondes, invisibles, anonymes et infiniment présentes. Avant d’entreprendre cette quête qui m’a conduit à toi, je voulais me taire, poser des scellées sur ma vie, m’enterrer vivante pour enfin goûter au silence, ressentir la paix, ce mot que j’ai tant de douleur à prononcer tellement j’ai été témoin de son saccage. Et puis, par le miracle d’une touche sur un écran de téléphone, tu es apparu. Reste avec moi, reste encore pour éviter que je me déteste, reste pour accompagner le peu qui me retient ».

L’émotion me submergea. J’étais désemparé. Un sentiment inédit remuait en moi. Une sensation inouïe, fusion de tendresse, d’attachement et de dévotion.

Je parvins à écrire :

« Nous briserons la distance qui nous sépare, les mots que nous emprunterons seront les paroles que nous nous dirons, et dans leur chair nous incrusterons les sentiments que nous partagerons. Nous aurons la patience de tout nous dire pour ne pas esquiver le bonheur de vivre qui demeure en toutes circonstances la raison de vivre. D’un trait de feu, tu m’as honoré de ta réalité en m’ouvrant l’imaginaire de ta vie. C’est un cadeau que je m’appliquerai à mériter ».

« J’avais craint de rentrer dans ta vie par effraction, ce droit inique conféré par les réseaux sociaux. Je suis maintenant rassurée et de la faiblesse d’une absence absolue, nous ferons une présence permanente. Je le sais, je le sens- mon intuition est une méthode d’analyse-, les mots féconderont les liens qui nous uniront, et dans leur silence rendront notre rencontre puissante. Ma solitude, qui était introspection, devient désormais mon éloignement. Je possède maintenant un baume pour apaiser mes souffrances, et dans le voyage que tu me consens, je puise les ressorts d’un nouvel élan. Dans ce bout du monde où tu me convies, je m’abreuve de l’espoir que demain sera moins noir qu’hier ».

Nos conversations se poursuivirent à une cadence de plus en plus soutenue. Nous nous racontions des bouts de vie. Je défilais le cours de mes journées rythmées par une existence taillée dans le conformisme et qui n’appellent nul intérêt mais pour lesquels Radad décelait néanmoins un sens revalorisant. Elle décrivait à mots pudiques la lassitude de vivre dans cette ville où prédomine le sentiment de toujours recommencer à force de reconstruire, de déblayer les décombres et de reconstruire à nouveau jusqu’à épuisement mais miraculeusement sans jamais renoncer. Elle disait sa panique au déclenchement des sirènes d’alerte, sa terreur au fracas d’une bombe et ces nuages de poussière, de cendre et de feu qui embrasent le ciel. Les blessés, les morts. Et dans les poitrines la colère qui enfle pour jaillir en cris de douleur dans des cortèges affamés de revanche.

Je relisais plusieurs fois ces récits de désastre. Dans chaque mot s’insinuait une incommensurable peine dont je captais, impuissant, les échos déchirants. Dans un silence effrayant, je partageais cette réalité hallucinée qui me conduisait à un sommeil fracassé de cauchemars. Pourquoi la vie est-elle si difficile à aimer alors que nous sommes condamnés à elle ? Y a-t-il plus grande peur que celle de la peur, celle-là même qui ouvre grandes les portes de l’angoisse et de l’effondrement ?

Je relisais ses messages et je mesurais, accablé, l’étendue de son malheur. Les images explosaient dans ma tête en milliers de débris tranchants. Dans un incompressible élan, je brisais ma solitude et me projetais auprès de cette fille dont l’absence inondait mes jours et mes rêves les plus doux. La figuration d’un être serait-elle plus forte que l’être lui-même ? L’imagination fouettée par un récit serait-elle plus puissante qu’une présence réelle ?

Et puis, sans préavis, Messenger se tut. Pendant deux longues journées, Radad demeura muette en dépit de mes appels. Au milieu de la nuit, j’entendis enfin le tic, tic, tic annonciateur.

Elle écrivit tout de go :

« L’atmosphère est étouffante. Des rumeurs tragiques infectent l’air. Elles s’envolent de toutes parts, les unes plus affolantes que les autres. La peur, un peu plus, envahit les esprits. Ici, on a peur de vivre quand ailleurs on a peur de mourir. Quelque chose d’important se prépare, disent ceux qui prétendent savoir. Quoi, quand, où…nulle réponse. On limite les sorties, on gonfle le stock de nourriture et de médicaments s’il y en a. Et on se terre pour une dérisoire protection, une sorte de gage à l’espoir. Des voix optimistes appellent à l’apaisement. Aucun indice n’augure d’une nouvelle attaque. De l’autre côté, le temps est à la fête. Une rave party bat son plein à quelques encablures. Des débris de musique s’échappent et échouent sur le béton de la haute muraille ceinturant le territoire. Quelques imaginaires s’évadent à la rencontre d’un temps d’insouciance et de plaisir. De l’autre côté… »

Alors que je relisais ce message, un autre tomba :

« Ma vie est une page blanche que j’échoue à remplir des rêves que je nourris depuis ma plus tendre enfance : des amis dont je ne crains pas la disparition, une maison qui n’est pas menacée par une bombe, des parents que je suis sûre de revoir, des nuits que les sirènes ne déchirent pas. Je souffre tant de toutes les plaies rétives à la cicatrisation ».

Je répondis au risque d’être banal :

« Il ne faut pas désespérer et il n’y a pas de honte à avoir peur. Nous sommes humains par nos faiblesses. Ne pas cesser de croire pour ne pas cesser de vivre. Garder toujours une promesse d’avenir car le futur existe et nous aspirons à le construire par-delà les tragédies qui en retardent l’avènement heureux. Si l’équilibre de la vie penche davantage vers la tristesse, alors armons notre sagesse pour assumer cette tristesse. En dépit de tous les malheurs, ne nous condamnons pas à vivre dans le purgatoire ».

J’attendis en vain une réaction. L’écran du téléphone demeurait sombre. Par précaution ou par pudeur, je ne sais pas, je m’abstins d’insister. Demain…

Cette nuit, une insomnie tenace m’accorda la licence de mieux me rapprocher de Radad. Derechef, je fis défiler ses messages un à un et les relus avec une attention passionnée. J’incrustais mon regard dans la photo qu’elle m’avait offerte : de grands yeux noirs cerclés de khôl, d’épais sourcils, une chevelure de jais coulant sur les épaules, et ce sourire indécis où une joie intense se mêle à une insondable tristesse.

Une étrange émotion me comprima la gorge. Sailli du plus profond de mes entrailles, un sentiment singulier m’envahit. Je me projetais auprès d’elle sans pouvoir retenir la promesse montant en moi de faire le voyage pour la rencontrer.

A l’aube, dans ce clair-obscur qui sonne le retrait nocturne et la naissance d’un nouveau jour, quand le temps est un entre-deux où se relaient une énième fois la lumière et l’obscurité, que les oiseaux s’ébrouent et se préparent à de nouvelles mélodies, que les fleurs frémissent en happant les dernières gouttes de rosée, là, dans cet instant de grâce où le silence spectral prend l’allure d’une symphonie, le sommeil, enfin, me consent une invite. Alors que mes paupières se referment, le tic, tic, tic de Messenger vrilla dans ma tête.

Je me précipitai sur l’appareil.

« La confusion est totale, la panique à son comble au sein d’une population nourrie des rumeurs du voisin, du parent. On dit qu’une partie du mur a été éventrée. L’information se précise. Les roquettes strient le ciel… »

De nouveau le silence. Le lendemain.

« Des bombes par air, terre et mer. Des enfants, des vieux, des mères… Des blessés, des morts… Des quartiers entiers rasés… Une ville-décombre, un amas de cendre, de pierres et de peine ».

Dans l’abri où elle se réfugie, a-t-elle vu mes larmes ?

« Ne verse pas de larmes, elles coulent déjà en fleuve. Ne laisse pas la haine infecter ton cœur. La haine, il y en a déjà tellement, elle déborde de tous côtés. S’il faut mourir… »

« Reste avec moi, tu me l’avais promis ».

« L’eau et l’électricité ont été coupées. Nous n’avons plus rien. Pourrai-je encore trouver une batterie pour recharger le téléphone si Internet n’est pas interrompu, je ne sais pas. Les sirènes d’ambulances me déchirent l’oreille. Une mère s’effondre dans la rue son bébé dans les bras. Sa poupée-chiffon contre la poitrine une fillette sanglote au milieu des décombres. Je suis morte avant même de mourir… »

Puis, plus rien. Le silence macabre de la mort qui rode, gloutonne des vies de Gaza.

Top