Analyse
L’ESS, un levier pour la démocratisation du théâtre marocain
Beckett
Par Hicham IBN ABDELOUAHAB*
Le théâtre au Maroc occupe une place singulière au sein de la culture nationale, trouvant son essor principalement dans les milieux intellectuels. Malgré les ressources limitées allouées à cet art par rapport au cinéma, le spectacle marocain ne cesse de rayonner, notamment grâce aux exploits de la jeune génération d’artistes et de metteurs en scène. Cette effervescence lui a permis de se hisser sur la scène arabe au cours de la dernière décennie, grâce à des talents d’artistes à titre d’exemple : Mohamed ELHOR, Mahmoud CHAHEDI, Amine NASSOUR, Asmaa HOURI, Yassine AHAJJAM, Youssef RAIHANI, Messoud BOUHCINE, Amine BOUDRIKA, Asmaa HOURI, Abdeljebbar KHOUMRANE, Abdelkader ATOUIF, Aziz ABELAGH, Salem BELLAL, Taoufiq CHARAFEDDINE, Abdelatif ESSAFI, Abderrahman ZAOUI et la liste est très longue.
Cependant, pour insuffler une nouvelle vie et élargir l’influence de cet art, l’idée de transformer les associations théâtrales en entités entrepreneuriales commence à germer. Il s’agit d’une transition complexe qui se situe à mi-chemin entre le modèle associatif traditionnel et l’entreprise, envisageant la création d’un statut d’entreprise artistique doté d’un régime fiscal adapté, pouvant prendre la forme d’une coopérative, d’un collectif, ou une autre forme juridique similaire qui emprunte les mécanismes du fonctionnement de l’ESS. Cette transition, bien que prometteuse, ne manque pas de défis significatifs et nécessite une vision claire et une planification stratégique solide. Elle pourrait cependant représenter l’une des solutions les plus appropriées pour stimuler la création artistique au Maroc.
Parallèlement à cette transformation des associations théâtrales en entités entrepreneuriales, il est également essentiel de revoir le système de subvention théâtrale. Plutôt que de dépendre exclusivement des subventions gouvernementales, il pourrait être bénéfique de concevoir un système de marché public pour le théâtre, où les artistes seraient rémunérés en fonction des cahiers de charges qui respectent leur dignité et leur contribution à la société. Cette approche permettrait aux artistes de vivre de leur art de manière plus autonome et stable.
En effet, l’instauration d’un marché public pour l’animation territoriale pousserait les structures artistiques à mieux appréhender les enjeux institutionnels. Cela leur permettrait de créer une plus-value, facilitant ainsi la communication entre les artistes, les médiateurs et les acteurs institutionnels, les mécènes, ainsi que les bailleurs de fonds qui évoluent dans des domaines proches de la culture. Bien sûr, il est vrai que certains puristes pourraient ne pas être d’accord avec cette approche, la considérant comme du marketing ou du commercialisme qui suit les règles des « 3M » : marché, média, médiocrité, toutefois, cette égérie créative pourrait, dans le respect des droits culturels, constituer une voie parmi d’autres pour soutenir la diversité culturelle, tout comme un cinéma d’auteur face à une industrie hollywoodienne, même s’il ne vise pas nécessairement à générer des bénéfices. Ces voies singulières pourraient être regardées comme capitalistiques dans le but de promouvoir la diversité, qui représente l’une des dimensions fondamentales des droits culturels, respectant ainsi la dignité et la singularité de chaque être humain.
A ce propos, la mutation des associations théâtrales vers des structures ESS pourrait contribuer à enrichir le paysage culturel en favorisant une plus grande compréhension entre les acteurs culturels et institutionnels, tout en respectant les valeurs et les droits culturels essentiels. Quant au théâtre, le succès d’une compagnie repose avant tout sur sa capacité à innover et à créer. Pour opérer une mutation entrepreneuriale, il est indispensable de mettre en place des indicateurs de performance et un système de suivi pour évaluer l’impact sur le public, le nombre de billets vendus, la couverture médiatique, etc. Cela nécessite une approche commerciale, qui vise à promouvoir la culture théâtrale. Cette approche, qui a déjà fait ses preuves dans d’autres domaines comme la haute couture ou l’industrie du luxe, peut être appliquée au théâtre. Au fond, ces domaines produisent des biens non reproductibles, mais qui agissent sur la libido expliquée par Deleuze et Guattari dans l’Anti-Œdipe.
Les deux philosophes ont avancé que le « désir schizophrène » et la « déterritorialisation » peuvent créer un effet de rêve, qui est une symbiose éphémère entre l’œuvre et le spectateur. Ce concept peut être appliqué au théâtre, qui est une forme d’art non reproductible qui peut créer un effet de rêve chez le spectateur.
Des tentatives éteintes
Cela fait une dizaine d’années que l’état ait voulu encourager la fréquentation du théâtre en installant des compagnies dans des salles pendant toute une saison. Cependant, cette approche a rencontré des obstacles, notamment en raison du système éducatif qui favorise l’intelligence cognitive au détriment de l’intelligence émotionnelle qui se développe manifestement dans les activités de la vie scolaire. Les élèves sont ainsi plus d’enclins à privilégier des formes de divertissement telles que les jeux vidéo et le sport, au détriment des arts, dont le théâtre, qui ne répond pas à leurs besoins émotionnels.
Dans ce contexte, le théâtre peut être perçu comme une forme d’expression élitiste, à l’exception de quelques productions grand public qui, bien que populaires, ne parviennent pas toujours à atteindre un niveau artistique d’excellence. Pour promouvoir la culture théâtrale de manière plus inclusive, il est impératif certes de proposer des approches novatrices susceptibles d’attirer et d’engager un public plus diversifié, tout en conservant le niveau d’exigence artistique propre à cette forme d’expression. Cela pourrait se faire par la création de productions théâtrales novatrices, adaptées aux préférences et aux attentes du public contemporain, tout en explorant de nouvelles avenues créatives pour élargir l’audience du théâtre toutefois sans une approche marketing et commerciale il serait difficile de confier cette mission aux créateurs qui sont dans une optique artistique, d’où l’importance de chavirer vers l’entrepreneuriat qui offre une panoplie de techniques pour convaincre les individus par le théâtre en tant que medium qui offre plaisir et culture.
Malgré les défis auxquels le théâtre marocain est actuellement confronté, il convient de noter que l’évolution des associations théâtrales vers des entités entrepreneuriales, l’établissement d’un marché public dédié au théâtre et l’innovation dans la production théâtrale présentent des perspectives prometteuses en termes de succès potentiel.
La jeune génération d’artistes, qui se distingue par son dynamisme et sa créativité, possède les compétences nécessaires pour élaborer une vision claire tout en comblant ses besoins en matière de gestion, de gestion et de commercialisation de leurs structures.
Les initiatives prises par la Fondation Hiba visant à créer le premier incubateur marocain des Industries Culturelles et Créatives pour les porteurs de projets culturels, ainsi que celle de la Fondation Ali Zaoua pour établir la première Académie des métiers de la culture, en plus des efforts déployés par l’ISADAC dans le domaine de la médiation culturelle ainsi que la formation proposée par l’école HEM en Management des Secteurs Culturels & Créatifs, entre autres initiatives, représentent des actions significatives. Ces institutions peuvent jouer un rôle crucial en tant que catalyseur dans la promotion de l’entrepreneuriat culturel, en particulier dans le secteur théâtral, qui peut être considéré comme un levier capable de propager son influence aux autres disciplines artistiques.
Ce vaste projet prometteur nécessite de faire appel à l’intelligence collective des différents acteurs et experts afin de concevoir une stratégie nationale pour la promotion de l’entreprise culturelle. Une telle stratégie pourrait avoir un impact positif et significatif sur la scène artistique nationale, en particulier dans le domaine du théâtre, compte tenu des investissements considérables actuellement déployés au Maroc pour développer les infrastructures dans ce sens.
- Chercheur en Ingénierie Culturelle et Créative
Artiste scénique