Les dessous insoupçonnables de la photo

Chronique

Par : M’barek HOUSNI

« En peinture le hasard est quelquefois simulé, par ceux même qui cherchent à s’en défaire. En photographie aucun besoin de la simuler, il est d’emblée dans la place » Yves Bonnefoy

Installation

J’y suis pour la deuxième fois en trois ans, dans cet atelier de Bois-Colombes, en région parisienne, dont une plaque accrochée à la grille donnant sur la rue de l’Abbé Glatz indique qu’il s’agit d’une friche artistique éphémère. Une friche éphémère au fond d’une cour où mon hôte, l’artiste Zouhir Ibn El Farouk, a son pied-à-terre artistique et ses habitudes de création et d’invention. Entre une bibliothèque contenant des œuvres de qualité qui me font des clins d’œil tentants, et une médiathèque d’où une bonne musique classique ou moderne crée une atmosphère ouverte propice à la satisfaction recherchée, le lieu offre un charme agréable. De l’autre côté, des œuvres récentes ou anciennes dialoguent entre elles. Elles sont de formats différents et sont alignées devant les murs ou posées un peu partout dans un silence apaisant, imprégné d’odeurs de peinture, de bois, et de ce parfum exquis de l’automne. Au milieu trône un bureau de travail où sont entassées des paperasses, des photos, des reliques de photos, des outils et de nombreux bacs.

En tant qu’écrivain passionné d’art, je ne pourrais espérer meilleur endroit pour voir mon inspiration s’ouvrir à l’appel de l’art et aux confidences de l’artiste et photographe, maître des lieux. Assis au fond d’un petit fauteuil désuet, imprégné du charme des années cinquante et enveloppé dans la douceur délicieusement usée du cuir, je me sens privilégié.

Révélations heureuses

Depuis des décennies, c’est vers la photographie que Zouhir Ibn El Farouk s’est tourné. Il y creuse son imagination et y fait resurgir tout un univers enfoui et insoupçonné. Car la photographie, en contemplant l’œuvre de l’artiste, n’est pas ce que l’on croit. Elle n’est pas seulement une capture d’un instant réel, neutre et simplement un reflet visible d’un objet. Elle est une entreprise de création transcendant le réel.

Ce dernier aspect, l’artiste l’a déjà exploré dès ses débuts, lorsqu’il allait chercher l’inspiration aux confins du désert, entre les dunes mouvantes et les couchers de soleil empreints de mystère. Ce fut une expérience spirituelle qui connectait l’âme à l’art de la photographie, en la dépassant par l’intermédiaire d’un troisième œil intérieur, qui ne s’apprivoise qu’après une longue introspection de soi-même.

Ici, dans cette région d’Asnières-Sur-Seine, propre et calme, dans ces hangars qui évoquent l’éternité du présent, je me lance dans l’exploration de l’essence même de l’argentique : la sensibilité à la gélatine. Le processus commence par une récupération précise, que ce soit à l’aide d’une lame ou de la main, après un temps de flottement dans le bac d’eau, puis le placement sur une toile, un papier spécial ou simplement du papier photo.

Ainsi, le tirage en laboratoire, la récupération, la réutilisation ou l’incorporation dans un support spécifique donnent des résultats édifiants, une surprise à l’échelle de l’expérience. La couleur d’abord : un bleu foncé d’une brillance mate et éparpillée domine, accompagné d’un brun marron de la même intensité brillante, et parfois d’un vert clair ou d’un brun pur. L’imposition offre une multitude de formes béantes, permettant différentes interprétations et une variété incroyable de visibilités. Le corps de la photographie renferme en lui-même, dans ses profondeurs obscures, une âme propre. Ce que l’on capture initialement, par un simple geste de pression du doigt, qu’il soit innocent et anodin ou réfléchi et intentionnel, n’est qu’une surface, une apparence, un corps vu, pouvant être admiré sans plus.

Cependant, la plasticité inventive révèle les dessous de cette surface, de la photographie. Elle possède une évidence forte qu’elle laisse entrevoir, ou plutôt apercevoir, dans ses mailles cachées. Ne représente-t-elle pas, par définition, un travail sur la matière dans le but d’une existence non utilitaire ? Vers elle-même, pour elle-même ? Ainsi, la photographie prise ou développée ailleurs cesse d’être une fin en soi, elle devient un commencement. Indépendamment de ce qu’elle montre, cette image figée en elle-même. Elle entre alors dans l’étape délicate de la dissolution de ces éléments colorés, telle une entité organique, et acquiert une autre vie. On peut tout dire à travers ce qui en émerge, vu et se finalisant sur une toile, un papier, voire même une pierre. Quelle beauté et quelle grandeur artistique ! L’objet, la chose, l’être qui résidaient en eux, avant de devenir des reflets identiques matérialisés, se transforment après la capture et le détachement en un monde de quelques couleurs. Les couches de gélatine les réduisent à seulement deux ou trois nuances.

Un autre exemple de cette transformation surprenante a été expérimenté par l’artiste en utilisant un appareil photo Polaroïd, une ancienne caméra instantanée. Lorsqu’elle est travaillée à partir des photos qu’elle produit, elle révèle une autre facette de la réalité photographique, offrant des résultats différents. Des taches allongées, enflées au centre, s’étirent horizontalement vers les bords. Elles présentent une palette de couleurs différente : un rouge sang et un vert plutôt fluo, le tout baignant dans un blanc crémeux opaque. Tout comme dans le cas de la photographie classique, les formes sont infinies.

Ainsi, la photographie, sujette à l’effacement de son contenu explicite, reconnaissable et identifiable, se présente comme un creuset d’un autre contenu, abstrait et porteur d’une antériorité saisissante. Cette dernière revendique un poids, remontant à la surface de la contemplation, conférant à l’image le statut d’œuvre d’art qui prend un sens différent en fonction du support sur lequel elle est fixée.

Nous entrons ici dans les conséquences de la dissociation et de la diffusion. L’action de la séparation, qui se produit dans l’eau, source de vie, relance le cycle de la vie dans une abstraction expressive. La séparation de la matière qui se diffuse et amorce une finitude tout en couleurs et formes, créant du neuf avec de l’ancien.

Ainsi, de très beaux tableaux sont obtenus à partir de la photographie, résultat de cette transformation artistique.

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