Une œuvre romanesque sur la résilience et l’isolement

Un jour, un livre…

«L’Hôpital» d’Ahmed Bouanani

Mohamed Nait Youssef 

 Ahmed Bouanani (1938-2011), cinéaste et écrivain, est une voix importante de la scène culturelle et artistique marocaine et maghrébine. Son roman « L’Hôpital », une œuvre romanesque majeure, est une réflexion profonde sur la condition humaine et le dessein de l’homme où l’auteur plonge le lecteur, par le biais de la fiction et de l’autobiographie, dans un centre psychiatrique. Il s’agit en effet d’une immersion dans l’enfermement, l’isolement. L’Hôpital est-il le fruit d’un séjour de l’auteur à l’hôpital ? «Quand j’avais franchi le grand portail de l’hôpital, je devais être vivant. Du moins le croyais-je puisque je sentais sur ma peau, les odeurs d’une ville que je ne reverrais plus jamais », c’est avec ces mots que le romancier a attaqué son récit. L’œuvre est bel et bien une fiction.

 L’espace est un lieu interpellant, enfermé, instable peuplé de folie, de souvenirs, d’angoisse, de rêves, de délires et de fiction. Chaque pensionnaire a sa propre histoire, un passé, mais aussi un numéro. La monotonie hante les lieux. Il y a une absence presque de la notion du temps, de la normalité. Le délire est le maître mot  de la situation.  Il faut dire aussi que l’espace, l’hôpital, n’a pas assez d’importance pour l’auteur, mais plutôt ce sont les humains, leurs sensations, leurs vécus.  Pas de limites à la fois physiques et mentales. Et pourtant, Ahmed Bouanani pénètre dans les tréfonds des personnages, leur psychologie tout en proposant une prose majestueuse, poétique, profonde s’ouvrant sur des univers complexes, incassables, où le pouvoir de la fiction est mis en valeur. De ce monde désespéré naît alors une envie de vivre, de dépasser, de surmonter la vacuité de l’existence et l’exigence de la réalité.  L’isolement et la résilience sont deux mots clés dans ce roman où le corps, la santé, la vie et la mort n’ont pas le même sens et temporalité. Publié une première fois au Maroc en 1990, ce roman de 120 pages est une « fable universelle sur l’enfermement et la résistance », comme l’avait mentionné David Ruffel dans en postface. Bouanani décrit cet univers fictif par le truchement d’une métaphore : «C’est un drôle de cimetière, les pensionnaires vivent au dessus des tombes, parmi les ronces, les cactus, les insectes, les reptiles, des coquelicots et des narcisses, ils se déplacent avec un linceul bleu deux pièces, des pantoufles ou des babouches et une ribambelle d’insultes au bout de leurs lèvres gercées et de la bave aux commissures».Une expérience difficile, douloureuse telle que l’auteur l’avait racontée à la première personne du singulier. Prisonnier de l’hôpital, les images, les cauchemars lui viennent, la nuit, à l’esprit.  «Prisonnier de l’hôpital ou de mon corps, démuni de tout, même de ma mémoire où pourtant j’avais le pouvoir de pétrir mon argile à volonté dans le sang des astres et des légendes et dans la saveur à goût de mille printemps et de doux hivers des chants et comptines désormais enfouis dans les sillons secrets, je dormais et m’éveillais avec d’affreuses sensations d’inconsistance et d’angoisse ou de déchirement, ne disposant plus de fil logique, et mes chutes dans les frontières du jour et de la nuit répétaient cruellement l’image caricaturale, l’image manquée d’une victoire et d’une liberté », avait-il écrit. De la fiction et de l’étrangeté, les personnages sont fictifs portant des noms  tels que O.K., le Pet, le Litron, Argane,  le Corsaire, dont chacun invente de faux souvenirs, des délires, des rêveries, des hallucinations et des mensonges. «Je ferme le bouquin et je pense à Blaise Cendrars, je lui dis : « Emmène-moi au bout du monde ! ». Il me prend avec son unique main et nous voguons en pirogue, sous les racines des palétuviers, à travers des jungles, des brouillards […]. Soudain, au bout de quelques pages, nous accostons à Paris, boulevard Exelmans ».Auteur de deux recueils de poèmes «Les Persiennes et Photogrammes»,  Ahmed Bouanani livre dans l’hôpital, Éditions Verdier, Lagrasse 2012, ses inquiétudes, mais aussi ses réflexions sur la mort, le corps, le temps, la vie,  l’étrangeté, la solitude et l’enfermement.

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