Un jour, un livre…
Mohamed Nait Youssef
Il y a des livres incontournables ayant marqué des époques et des générations. «La mémoire tatouée», premier roman du sociologue et écrivain Abdelkebir Khatibi, en fait partie. Un livre poignant. Une autobiographie singulière et solaire. En effet, cette référence emblématique, parue pour la première fois en 1971 chez les Editions Denoël, a mis les lumières sur la question de l’être, de l’identité, de la culture, de la double culture, de la différence, de l’altérité, de l’écriture et de la langue. Il s’agit bien d’un roman et autobiographie d’un décolonisé. «En 1968, je décidai d’écrire ce récit autobiographique qui sera la mémoire tatouée, tout en redoutant l’enjeu redoutable qui s’y engage et s’y agite. Peur d’un tel regard sur ma propre image ne s’envole en un pur enchantement de la mémoire, joie fébrile d’une poésie nostalgique et attendrie sur ses propres débris.», écrivait Abdelkebir Khatibi dans la présentation du roman.
Contexte mitigé, autobiographie tatouée…
«La mémoire tatouée», autobiographie éditée dans un contexte culturel, économique et politique national et international marqué par des turbulences, plonge le lecteur dans un univers romanesque où la quête de soi, la double culture, le pluralisme et l’esprit critique sont au cœur de l’œuvre. «Je naquis avec la deuxième guerre, je grandis aussi dans son ombre et peu de souvenirs me reviennent de cette époque. Se détachent de ma mémoire de vagues paroles sur la rareté des produits ou le drame de parents engagés de gré ou de force. Radio-Berlin captait l’attention de nos pères ; l’histoire internationale entra dans ma petite enfance par la voix du sinistre dictateur.», p 19. Par ailleurs, la vision du monde de l’autre se dévoile à travers le plurilinguisme d’un livre marqué par sa richesse linguistique, sémantique et romanesque. Ainsi, l’autobiographique est mêlé avec le poétique, le narratif et le méditatif pour enrichir l’œuvre.
«Je naquis dans le rythme de ma ville, porté par le vent doux et salé de l’Océan. Ouvrez le cœur de Thalassa, vous y verrez la racine croisée d’une branche et d’un regard. Ce regard appelle la renaissance d’un espace. Par le jeu de la dissimulation, le souvenir métamorphose la ville de notre passé en une nostalgie blanche ; les chemins partent et aboutissent au même nœud, les quartiers se renvoient les uns aux autres dans un puzzle de formes, de surfaces, et de couleurs. Deux images se détachent de ma mémoire nomade, images légères et mouvantes comme la géométrie de l’hirondelle ou l’appel feutré du désir.», p.47.
Témoin de son temps, le roman revient sur l’indépendance au Maroc et les luttes menées contre le colonisateur. Influencé par son époque, l’auteur a été marqué par les grands événements ayant chamboulé son contexte à savoir la guerre mondiale, l’indépendance du Maroc, la guerre d’Algérie.
«On connaît l’imagination coloniale : juxtaposer, compartimenter, militariser, découper la ville en zones ethniques, ensabler la culture du peuple dominé. En découvrant son dépaysement, ce peuple errera, hagard, dans l’espace brisé de son histoire. Et il n’y a de plus atroce que la déchirure de la mémoire. Mais déchirure commune au colonisé et au colonial, puisque la médina résistait par son dédale. », p.54.
«Ainsi tourne la culture»… et la vie !
Entre essais, citations, poèmes en prose, réflexions et méditations, Abdelkebir Khatibi aborde, par le prisme de l’écriture et des mots, de multiples problématiques, l’enseignement, la double culture et la langue, entre autres…
«À l’école, un enseignement laïc, imposé à ma religion ; je devins triglotte, lisant le français sans le parler, jouant avec quelques bribes de l’arabe écrit, et parlant le dialecte comme quotidien. Où, dans ce chassé-croisé, la cohérence et la continuité?», p 64.
De la mémoire tatouée en passant par El Jadida, Essaouira, Marrakech, Khatibi nous amène dans ses univers marqués par ‘’ le corps et les mots’’, ‘’par gestes décrochés’’… et c’est ‘’ainsi tourne la culture’’ et la vie.
Par ailleurs, dans ‘’le corps et les mots’’, l’auteur évoque son rapport à l’écriture et sa fascination pour la lecture, les mots et les livres. «J’ai rêvé, l’autre nuit, que mon corps était des mots.», peut-on lire dans une citation de Khatibi. Et d’ajouter : «on est toujours l’adolescent de quelque obscure mémoire. Ce fut le bonheur de l’écriture qui me sauva. Je devais mon salut à l’amitié des livres, et à cet adolescent à la chevelure nonchalante, qui jetait sur tout un coup d’œil ironique. Duo inséparable, une amitié toujours renouvelée.», p 89.
La lecture, écrivait-il, me rendait à la vie, à la mort. Le parfum d’un mot me bouleversait, p. 91. L’écriture est une espèce d’échappatoire. Elle a cette force salvatrice tirant l’auteur de la lassitude et du non sens du monde.
«J’écrivais, acte sans désespoir et qui devait subjuguer mon sommeil, mon errance. J’écrivais puisque c’était le seul moyen de disparaître du monde, de me retrancher du chaos, de m’affûter à la solitude.», p 98.
L’identité et la différence occupent une place centrale dans l’autobiographie de l’auteur. Le voyage de khatibi entre la ville ocre (Marrakech) et la Ville Lumière (Paris) a démontré les problématiques de l’altérité, de la différence, de l’identité, de la quête de soi.
«Je partais à Paris sans autre histoire que celle d’un étudiant ombrageux, à la recherche d’une autre image des autres et de moi-même. Je me souviens, de même, de ma vacance dans la séparation de deux espaces, légèrement tremblant, assis dans un avion nocturne ; rêve qui, depuis ma prime enfance, vieillissait dans la narration. Ce vol, rencontrer l’Occident dans le voyage de l’identité et de la différence sauvage.», p127.
Khatibi questionne les signes et la culture marocains. «L’originalité de Khatibi, au sein de sa propre ethnie, est donc éclatante : sa voix est absolument singulière, et par là même absolument solitaire.», écrivait Roland Barthes dans sa postface ‘’Ce que je dois à Khatibi’’.