Entretien avec Lotfi M’rini, juriste et ancien dirigeant de l’ASS
Par Sami Zine
Le sport et la politique forment un couple étrange car le sport, en termes de valeurs véhiculées, n’aime pas la politique, mais celle-ci adore le sport, qu’elle considère comme un spectacle, mais surtout comme un vecteur de soft power, un ciment du nationalisme et un exutoire des frustrations des foules et, l’instrumentalise à des fins de politique intérieure et extérieure. Dans ce cadre, les rencontres de foot-ball deviennent souvent des théâtres d’affrontements d’identités rivales, voire de fanatismes patriotiques. Les exemples sont légion : Honduras/Salvador, Iran/Arabie saoudite, Rwanda/Congo, etc. Les épisodes des rencontres non jouées dernièrement entre les équipes de Berkane et d’Alger, sont donc juste un cas parmi d’autres, mais qui augure une nouvelle escalade dans la guerre non déclarée que mène l’Algérie contre le Maroc : rupture des relations diplomatiques, surarmement, fermeture du ciel algérien aux avions marocains, coupure du transport du gaz, montage d’un axe Alger-Tunis-Tripoli, guéguerre sur les éléments du patrimoine et, aujourd’hui, lourde dégradation des relations sportives dans diverses disciplines motivée par le refus des équipes algériennes de compétitionner contre leurs homologues marocaines arborant la carte marocaine sur leurs tenues sportives. Cette escalade dans le domaine sportif, était attendue pour le foot-ball, depuis 2019, date de l’amendement à Salé des statuts de la CAF qui a fermé la porte de la confédération africaine aux séparatistes du Polisario. Elle semble se généraliser à tous les sports, preuve que le régime algérien a décidé de creuser plus profond un nouveau sillon de discorde entre les deux pays.
Ce qui est intéressant dans le cas emblématique qui occupe l’actualité, c’est la dimension juridique que revêt désormais le différend porté devant le tribunal arbitral du sport (TAS) qui oppose l’USMA à la CAF, et forcément contre le club marocain à propos de son maillot floqué. Les opinions publiques des deux pays sont mobilisées et chacune portée par un élan patriotique crie victoire.
Pour mieux saisir les contours de cet aspect, nous avons demandé à M’rini Lotfi, juriste et ancien dirigeant de l’ASS, de répondre à nos questions. Entretien.
« La carte du Maroc est à la fois un marqueur de souveraineté et un marqueur culturel »
Al Bayane : La FIFA autorise-t-elle la carte géographique du pays sur latenue de jeu et/ou tout autre vêtement ou équipement des clubs ?
Lotfi M’rini : Pour la FFA,la réponse est non.En tant qu’élémentdécoratif, la forme d’un pays et même le drapeau national n’ont pas de place sur les équipements sportifs des clubs.
Par contre, ces derniers peuventfaire figurer sur leurs maillots des marques d’identification graphiques (emblème ou symbole de l’équipe, armoiries, drapeau régional (après autorisation des instances concernées) et/ou écrite (nom de l’équipe, son surnom, son slogan, l’année de sa création).
Al Bayane : Les dispositions réglementaires de la FIFA peuvent donc être mises en avant pour servir la cause du club algérien ?
Lotfi M’rini : Cela m’étonnerait que la partie algérienne adopte pareille posture dans le cas d’espèce car ces interdictions s’appliquent uniquement aux compétitions organisées par la FIFA pour lesquelleselle dispose du pouvoir d’homologation et, ne concernent pas lescompétitions organisées par les confédérations de leur propre chef.
Dans cette dernière configuration, chaque confédération dispose de son règlement des équipements qui tient compte des spécificités continentales ou régionales, et qui peut se distancer de la réglementation de la FIFA en toute légalité. Sur cette base, les confédérations homologuent les tenues sportives selon leur propre critères et procédure qui peuvent quasiment dupliquer le règlement de la FIFA comme c’est le cas de la confédération asiatique ou bien se contenter d’un cadre juridique libéralet d’une formule simplifiée d’enregistrement des équipements, comme le propose la CAF.
L’appel interjeté par le club algérien contre les sanctions sportives prononcées par la CAF a été rejeté à l’unanimité des membres du panel africain pour la simple raison que c’est un organe de la CAF, titulaire de cette attribution, qui a autorisé cette tenue sportive.
Al Bayane : Le recours déposé auprès du TAS concerne-t-il directement le club de Berkane ?
Lotfi M’rini : Je ne connais pas les termes du recours, mais vraisemblablement, il concerne les décisions prises par des instances de la CAF contre le club algérois. Le club berkanais, quant à lui, a déposé auprès de celle-ci pour validation des tenues de jeu dotées d’un symbole de son pays pour représenter son identité et son appartenance, et la CAF les a autorisées. Depuis, il joue avec ce maillot dans les compétitions de ce tournoi sans rencontrer de problème. L’équipe de Berkane, prima facie, n’a pas transgressé les règlements. Il faut cependant s’attendre à ce que le club de Berkane et la fédération marocaine de foot-ball soient assignés devant le tribunal car considérés par l’appelante comme producteurs d’un message politique inacceptable et prennent part aux côtés de la CAF à cette saga arbitrale.
Al Bayane : Le club algérien récuse le maillot portant cette carte qui englobe le territoire du Sahara
Lotfi M’rini : A titre liminaire,on peut se demander pourquoi un club qui représente une ville dans une compétition interclubs, et qui n’est pas une sélection nationale engagée dans une compétition entre nations, conteste unecarte géographique d’une nation qui n’empiète en rien sur le territoire de son pays, et en fait un cheval de bataille aux dépens de l’aspect sportif qu’il devrait prioriser.
2ème remarque, ce club se réveille bien tard.Il aurait pu entamer plutôt une procédure de contestation de cette validation. Au jour d’aujourd’hui, alors que Berkane a joué toutes les phases précédentes de la compétition avec ce maillot, sans susciter de réserves, il est difficile d’imaginer une décision dont les effets remettraient en questionles résultats obtenus lors des précédentes rencontres de Berkane et chambouleraient entièrement cette édition.
Enfin, il faut préciser les griefs de l’USMA contre la CAF. Est-ce qu’elle reproche à l’instance qui a autorisée le maillot le fait d’avoir accepté le principe même de la représentation graphique de la carte géographique sur la tenue de jeu, ou bien le fait d’avoir validé un maillot avec une carte aux frontières « contestées » qui serait porteuse d’un message politique , ou les deux à la fois.
En l’absence des documents officiels et donc des arguments présentés par l’organe validant et le verbatim de l’appel, on peut se contenter à ce stade d’affirmer que la carte du Maroc imprimée comme élément décoratif du maillot de Berkane est la carte officielle du Maroc qui reflète la doctrine marocaine des frontières véritables du Royaume telles que consacrée par la constitution du Maroc. Dans le cas de notre vieille nation, porteuse d’une civilisation millénaire, sa carte géographique ne marque pas seulement un territoire, mais renvoie également à une histoire. Elle est à la fois un marqueur de souveraineté et un marqueur culturel. Toute lecture de la carte du Maroc emmaillotée dans la seule grille politique serait réductrice et tendancieuse.
La CAF, en vertu du principe de neutralité politique et de non interférence, n’a pas d’avis à émettre sur les conflits politiques, et se doit de respecter les dispositions de ses statuts et de ses règlements ainsi que les positions officielles des associations membres.
Al Bayane : Des informations circulent sur l’instruction rapide d’une demande de suspension des décisions attaquées. Le tribunal peut-il prononcer cette suspension ?
Lotfi M’rini : C’est de bonne guerre que l’appelante fasse cette requête. Une suspension des sanctions dans l’attente de la décision finale du tribunal serait perçue comme une première victoire pour elle. Je ne sais pas si un arbitre unique ou un collectif d’arbitres a été désigné pour statuer sur ce recours. 2 éléments sont par contre connus, le premier, ce sont les dates aller-retour de la finale fixées aux 12 et 19 mai qui ne peuvent être modifiées qu’en cas de force majeure, le second, c’est la disposition des statuts de la CAF qui stipule que le recours auprès du TAS n’a pas d’effet suspensif, et que les décisions objet du recours restent exécutoires jusqu’à la décision définitive du TAS.
Le tribunal peut se prononcer sans avoir besoin de déployer son arsenal jurisprudentiel constant pour décider de surseoir ou non à l’exécution d’une sanction, arsenal composé de 3 conditions cumulatives assez dures à remplir, savoir : la prise en considération du risque de dommage irréparable qu’encourt le demandeur, les chances de succès de la demande au fond et la pesée des intérêts du demandeur et du défendeur.
Note de la rédaction : cette interview a été réalisée avant la parution de l’information du rejet de la demande de l’effet suspensif par le TAS.