Balufu Bakupa-Kanianda
Rencontré à Khouribga lors de la 16e édition du Fcak, Balufu Bakupa-Kanianda revient dans un entretien sur un ensemble de questions se rapportant à sa découverte de Khouribga, à l’esprit du festival de cette ville, à la nécessité d’une prise de conscience des cinéastes africains…
Balufu Bakupa-Kanianda a étudié la sociologie, l’histoire contemporaine, et la philosophie à Bruxelles, et le cinéma en France, en Angleterre et aux États-Unis. Il est scénariste, réalisateur, producteur, enseignant de cinéma, écrivain et poète.
Il a également été membre de l’organisation du Festival Panafricain des Cultures d’Alger, de la Communauté des Cinématographies Africaines (Maroc), membre-fondateur de la Société du Film du Congo, Président de la Commission du Fonds de soutien au cinéma de l’OIF, Vice-Président et Membre du CA de la Société congolaise de droits d’auteur, Vice-Président du CA de CONVERGENCE (Abidjan);
En 2012, Balufu met en place, à Kinshasa, La Manufacture de l’Imaginaire, atelier-studio, qui forme les jeunes à la «culture cinématographique» et crée le Prix Thomas Sankara Du Fespaco 2015 et 2017.
Voici des extraits qui paraissent pour la première fois et où il répond aux questions de l’entretien qu’il a eu avec Damir Yaqouti pour la réalisation du documentaire «Le Fcak. Souffles, orgueil et passion».
De Casablanca à Khouribga
Je connais Khouribga et le Maroc cinématographique depuis que j’ai pris connaissance du film «Le coiffeur du quartier des pauvres» et du réalisateur Souheil Ben Barka… mais je le connaissais de façon presque livresque… Les clichés sur le Maroc étaient pour moi l’Atlas, le lion et Tartarin de Tarascon… Moi, j’ai une culture cinématographique liée à mes études, et donc le Maroc était pour moi au début celui du film «Casablanca», mais ce n’est pas le Maroc africain… C’est le Maroc des autres. Je suis venu au Maroc, à Tanger, en 1983-84, pour faire une dissertation sur l’exil intellectuel des gens qui étaient à Tanger comme Paul Bowles et les autres. Le sujet était «qu’est-ce que c’est que l’exil volontaire pour les intellectuels ?». C’était pour moi un début de contact avec le Maroc… Ayant quitté Bruxelles pour m’installer à Paris en 1986, j’ai pu y rencontrer Noureddine Sail à la fin des années quatre-vingt.
C’est un homme formidable complètement dans la cinématographie et pas seulement africaine, mais bien beaucoup d’autres choses… C’est au moment où il était à Canal Plus Horizon. Je lui avais remis un document sur des courts métrages que j’avais intitulés «les petites histoires africaines»… Il m’avait dit « lorsque tu feras tes courts métrages, il faudrait que tu viennes à Khouribga ». Je ne savais pas où se trouvait cette ville marocaine. Et comme c’était des courts métrages, je continuais à aller au gré des festivals … Après avoir fait mon film « Le damier » qui était bien connu à l’époque, je crois que c’est en 2001 ou 2002 que j’ai été invité par Serge Ada, patron de TV5 à l’époque, pour faire partie du jury de TV5 au Festival International de Marrakech. Et c’était Daniel Toscan Du Plantier qui m’avait proposé de produire un de mes films. J’étais dans ce jury qui était présidé par Yasmina Benguigui, j’étais le seul homme…il y avait Madame Le Clézio, Marjorie Vella de TV5… J’arrivais à Marrakech pour la première fois dans ce Festival…
C’est formidable, mais c’est aussi un Festival tourné vers les cinémas occidentaux… il y a même eu un incident du fait qu’il y avait une section pour les films du Sud où il y avait un film d’Abderrahman Sissako, Haroun Mohamed Saleh. Je connaissais déjà Hassan Benjelloun et Daoud Oulad Sayed. Ça paraissait bizarre qu’on soit au Sud dans notre continent et qu’on soit dans une section parallèle du Festival…il y avait là une parabole du cinéma colonial… est-ce qu’on était les ombres ou ceux qui filmaient les ombres ? On ne sait pas … on était comme Tartarin de Tarascon et son vieux lion…mais hélas, on était là.
[…] Quand j’ai terminé mes études aux Etats Unis d’Amérique, je suis resté quelques années à Los Angeles où j’ai travaillé pour un film de studio… En 1992, je me suis dit « il faut que je rentre » puisque je suis devenu cinéaste pour raconter l’Afrique…Je n’ai pas fait le cinéma pour gagner de l’argent … J’ignorais ce que veut dire le box-office. Je suis devenu cinéaste pour le prestige de l’Afrique, pour corriger les erreurs du passé au niveau cinématographique. Pour dire nous sommes là, nous sommes debout. Moi, j’ai été élevé dans cette philosophie.
Le cinéma un vecteur de paix sociale…
Le Fcak est à part. […] Le Fespaco qui est panafricain est presque révolutionnaire. Il est du côté des non-alignés. Alors que les JCC de Carthage, bien que ça paraisse pas bien tranché, est plutôt du côté des pro-africains des années soixante… Je peux caricaturer en disant qu’on a presque un cinéma d’Oum Kalthoum contre le cinéma de Sarraounia. Oum Kalthoum donne du bonheur à des milliers. Moi j’ai vu mon père pleurer quand elle est morte… Mais il y a ceux qui veulent aller à la lutte, ceux de Sarraounia. Ça c’est idéologique. Khouribga est venu dans un contexte différent, celui que nous pouvons appeler aujourd’hui le modèle marocain pour un cinéma africain. Au début, le Maroc produisait 3 à 4 films l’année, et donc ne pesait pas lourd dans la cinématographie africaine et mondiale. L’Algérie était mieux placée par rapport au Maroc avec son cinéma révolutionnaire lié à son histoire. Il y avait aussi le mastodonte égyptien avec la voix d’Oum Kalthoum qui résonnait de Damas à Tanger.
Le Maroc n’existait pas à ce moment-là. Il y a donc ce spectre … Vous voyez que l’imaginaire était déjà occupé … Puis pendant ces vingt dernières années, avec les choix liés à l’économie libérale et la montée des islamistes un peu partout dans les pays arabes et la régression des cinémas de ces pays… Pour exister dans la cinématographie du Monde, le Maroc s’est posé au préalable la question, que même la France s’est posée à un certain moment : «quel cinéma voulons-nous ?». Il faut produire la quantité. On formera avec la quantité, des producteurs émergeront. Et le Royaume du Maroc a compris. Si vous prenez tout ce que le Maroc met en bloc en publicité dans les médias et le protocole diplomatique et culturel, ça rapporte très peu par rapport à un bon film marocain, qui fait énormément mieux ; c’est des milliers de points d’impact.
Si vous prenez «Ali Zaoua», par exemple, et vous le mettez dans un bon moteur de recherche donnant des statistiques, vous allez trouver qu’on a parlé du Maroc peut-être quatre cents milles fois dans une période donnée et ce, dans de grands médias : le New York Times, The Guardian, The Sun, Le Monde… Le Maroc y aurait dépensé 600.000 Euros. Mais si vous demandez à tous ces médias de faire un tout petit carré sur le Maroc, vous aurez à dépenser plus pour un impact inférieur. Le Maroc avec ses dirigeants visionnaires a compris l’importance de la présence du pays dans l’imaginaire du cinéma du monde. Partant de 4 films par année, aujourd’hui il dépasse les 20 films…Vous savez, que le cinéma apporte la paix sociale ! Vous pouvez être de n’importe quelle confession ou conviction et vous vous retrouvez ensemble face à l’imaginaire du cinéma qui apporte des réponses de paix et de cohésion sociale… Ceci est dû au fait que le cinéma n’est pas la réalité mais elle est un phénomène qui contrarie la réalité… Le Maroc décide de produire et dit qu’il va montrer cette production aux Marocains mais pas seulement à travers les salles existantes mais aussi grâce aux festivals de cinéma.
Parmi ces festivals, il y a celui du cinéma africain de Khouribga qui est le plus ancien au pays. Spontanément, les Marocains vont regarder au-delà de Tanger ? Ils ne regardent pas du côté des origines liées au sud, au pays des gnaouas…. Après avoir mis une politique cinématographique qui s’améliore… le Maroc est émaillé de festivals. A l’étranger, il y a des journées cinématographiques marocaines un peu partout dans les grands festivals du monde. Mais le vrai bénéficiaire de la représentation du vrai Maroc ce sont les Marocains. Les festivals au Maroc sont festifs et ramènent beaucoup de personnes, surtout que c’est gratuit. C’est en quelque sorte, l’argent du peuple qui retourne au peuple. Au lieu de dire au public : tu payes le ticket, on lui dit non, c’est toi le patron, tu as déjà payé. La diversité des festivals cinématographiques du Maroc est très importante. C’est grâce à elle que les Marocains sont confrontés à leur propre imaginaire.
Khouribga, un lieu de la réflexion et de la conversation…
Moi, je viens de la sociologie de l’imaginaire… j’ai fait en 1984-85, le premier livre dirigé par un noir sur l’image du noir dans l’imaginaire populaire en Belgique… L’art en général, ne produit pas son propre discours… L’africain produit son film, mais c’est l’autre qui produit le discours. On le voit même au cinéma… Quand vous faites votre film et que vous voulez même y réfléchir, vous devenez dangereux, parce qu’il semble que les plans sont distribués : vous produisez et ceux qui se croient maitres réfléchissent… On devient donc des artistes décervelés, qui font les choses presque inconsciemment… mais le cinéma n’aime pas les inconscients. Le cinéma est un art politique de la représentation. Il n’aime pas les inconscients, surtout avec l’histoire qui fut la nôtre, nous qui avons été devant la caméra. Nous qui avons été «négativisés», nous les bougnouls, nous les nègres… donc, si nous nous servons des même outils, nous devons réfléchir différemment.
On ne peut pas continuer sur la pensée de l’autre. Cette réflexion-là, nous la commençons au Fespaco et nous la continuons ici. Mais, nous voulons, en tout cas, c’est mon souhait, faire de Khouribga le lieu de la vraie conversation. Tu sais, les jeunes qui sont venus à Khouribga avec le numérique, vont se dire tiens ça c’est une vraie conversation et que revienne la réflexion sur le cinéma en Afrique, au moins pendant un an. C’est ce que nous voulons de Khouribga. Le lieu de réflexion et de la conversation cinématographique, cinéphilique, parce que ça manque dans ce continent. Un moment, chacun se dit, oui mais ce qui manque en Afrique, c’est un marché… Non, non, ce n’est pas le marché … ce qui nous manque c’est de nous considérer comme des milliardaires là-dedans (indiquant sa tête avec son index droit). Qui rêve d’être pauvre ? Le cinéma c’est l’art de l’espérance et de la beauté… le cinéma contrarie la réalité. Laissons la réalité à la télévision. S’il n’y a pas donc cette réflexion…les jeunes vont se lever et dire qu’ils veulent faire Hollywood… Hollywood, n’a pas besoin d’eux. Est-ce que Hollywood leur a demandé quelque chose ? Hollywood leur dit montrez-moi le Maroc… la touche marocaine. Hollywood sait respecter la grandeur des grandes cultures. Les jeunes pensent qu’ils vont faire comme Hollywood et gagner des millions… mais ce n’est pas comme ça. Ils pensent que les ainés les ont abandonnés, parce qu’il manque un cadre de la réflexion et de la critique africaine et de la cinéphilie ?
Et ce cadre-là, nous pensons, que Khouribga l’offre. Vous savez, Khouribga c’est une ville minière… Tu sais les villes les mieux connues dans la représentation coloniale, ce sont les villes minières. C’est-à-dire, vous montrez un film sur le combat dans les mines comme «Boulaouar», et c’est toute l’Afrique qui est concernée. Parce qu’elle a l’expérience de ça. Mes parents viennent du pays des Kassaï, le pays des Balouba dans le centre du Congo, où il y a une grande production de diamant. Dans le Katanga chez moi, il y a aussi les grands gisements de cuivre…il y a eu des éboulements, des mouvements, des manifestations contre le pouvoir colonial, et maintenant aussi. Donc, c’est très important qu’il y ait un lieu comme Khouribga dans une cinéphilie approuvée…et on peut à partir d’ici construire les sujets de la conversation africaine face à la représentation cinématographique.
Extrait de l’entretien réalisé par Damir Yaqouti
dans le cadre du documentaire «Le Fcak. Souffles, orgueil et passion»
le 25 juin 2013 à Khouribga