Je vais commencer par la fin. La dernière fois que j’ai vu Nadir, c’était quelques jours avant sa mort. Je lui avais remis ma lettre de démission en disant : «Il est temps pour moi d’aller regarder ailleurs». Nadir était méconnaissable. Il était très, très affaibli. En plus de ses membres inférieurs, tout le côté droit (ou gauche, alors qu’il était gaucher) ne bougeait plus. Il portait un cache-œil («Me voilà pirate maintenant», plaisantait-il malgré tout). Il avait du mal à parler et du mal à écrire. Depuis son retour d’un voyage à Paris, où il était parti se soigner, son état n’avait pas cessé de se détériorer. Il se dégradait à vue d’œil, ou presque.
Mais il avait trouvé le moyen de déchirer ma lettre de démission. Sans dire un mot. Des yeux, il m’a fait comprendre qu’il voulait la cigarette que j’étais en train de fumer. Il lui était pourtant interdit, et surtout quasi impossible, de fumer. Je lui ai tendu ma cigarette en tremblant. Je me suis contenté de le regarder fumer, ou d’essayer de fumer, et j’ai senti un océan de larmes remonter à la surface de mes yeux. Je n’ai jamais vu quelqu’un avoir autant de mal à tenir une cigarette et à la fumer. J’étais ému, bien sûr. Mais j’avais la rage. J’étais très en colère contre le sort qui s’acharnait sur mon ami, mon grand ami et mentor, ce seigneur, ce chic type au cœur gros comme ça, brillant, beau et intelligent.
Nadir a essayé de pleurer, lui aussi. Mais il n’est pas facile de pleurer quand les trois quarts de son corps, ou plus, ne répondent plus présent…
Pour la petite histoire, j’avais rédigé une nouvelle lettre de démission à Ali Yata, le père, quelques années plus tard, quand Nadir nous avait déjà quittés. Si Ali l’a tout de suite rangée dans un tiroir et n’a fait aucun commentaire. Comme Nadir. Le lendemain, les «camarades» (c’est comme cela que l’on s’appelait, même entre journalistes) m’ont appelé pour me dire que Si Ali venait de décéder. J’ai bien sûr oublié ma démission et retrouvé mon bureau comme si de rien n’était. Jusqu’à ce que Nabil Benabdellah, qui avait succédé à Si Ali à la tête d’Al Bayane, me dise, bien des mois plus tard (quand les bureaux de Si Ali n’étaient plus sous scellés) : «Hey, je ne savais pas que tu voulais démissionner, toi…».
Eh oui camarade, et plutôt deux fois qu’une !
Il y a près de 20 ans que j’ai quitté Al Bayane. Mais Al Bayane ne me quittera jamais. Je le sais. Il est dans mon cœur et, comme on dit, une bonne fois pour toutes.
Je dois personnellement beaucoup à Nadir. Grâce à lui et autour de lui, nous formions une famille. Al Bayane était ma maison. Qui peut quitter sa maison ?
Il y a des images qui me reviennent en mémoire. Beaucoup d’images, de moments forts et de petites anecdotes. Il y a eu des moments durs aussi, comme lorsqu’on recevait les lettres des prisonniers de Kénitra (Benzekri et ses amis) et que l’on ne savait plus quoi en faire.
Pour les avoir côtoyés de près, je savais que Nadir était la part fougueuse et presque romantique du grand Ali Yata. Je savais aussi que Si Ali était la part dure, pragmatique de Nadir. A mes yeux, Nadir n’est définitivement parti que le jour où Si Ali, à son tour, est parti. Je ne sais pas où ils sont aujourd’hui, mais ils doivent y être ensemble. Je salue leur mémoire. Ils ont fait partie de ma famille, ils ont éclairé de leur lumière et de leur puissance la maison où, jeune encore et sans doute beaucoup naïf, j’ai longtemps habité.
Mes amitiés à tous les camarades, les anciens et les nouveaux, de la maison Al Bayane.
Karim Boukhari