Pr. Jamal Eddine Naji*
La date du 24 janvier est une date fantôme qui ne hante encore que ceux et celles dont l’âge permet un recul existentiel pour lire autrement leurs rêves de jeunesse concernant l’avenir de ce pays. Le 24 janvier 1973 fût décrétée l’interdiction administrative de l’Union Nationale des Étudiants du Maroc (UNEM) et donc sa dissolution. Une organisation syndicale créée en 1956 dans le sillage euphorique de l’indépendance avec la bénédiction de Feu Mohammed V appelant alors le peuple marocain pour le «grand Jihad», celui du développement et du progrès, après le « petit Jihad » victorieux contre l’occupant colonial… Depuis lors, dès l’aube de la souveraineté nationale retrouvée, l’UNEM fournissait à l’État marocain, sur plus de trois générations, des cadres et des leaders politiques et syndicalistes ainsi que des figures influentes dans nombre de domaines de la vie collective institutionnelle, sociale, économique et culturelle. Certains sont encore de service ou actifs de nos jours, occupant parfois des postes stratégiques influents sur la marche institutionnelle de l’État comme sur les choix et activités de la communauté nationale.
Mais l’UNEM a surtout été une pépinière de rêves progressistes, d’engagements militants autant qu’altruistes, de culture de camaraderie propice à muer, à terme, en culture de citoyenneté démocratique. Et ce, dès sa fondation jusqu’à son 15ème congrès suspendu sous les bruits des bombes de la tentative de putsch régicide du 16 Août 1972.Son interdiction donna le signal de l’emprisonnement de ses dirigeants élus, de nombre de ses militants, puis, dès l’automne 1974, par des disparitions dans des centres secrets de torture (fatales comme dans le cas de Zerouale) et des incarcérations non moins terribles et fatales (cas de Saida El Menebhi qui succomba à une longue grève de la faim). La levée de l’interdiction du 24 janvier, en novembre 1978, servira à la démembrer, à en extirper la substance militante progressiste et forcément politique pour qu’elle soit finalement, fin des années 80, début des années 90, livrée aux courants obscurantistes sortis, un peu partout dans le monde arabo-musulman, du lointain antre médiéval afghan des Talibans. Comme excroissance inattendue de la titanesque contradiction entre l’éternel impérialisme US et le piètre impérialisme soviétique, gauche et amateur s’il en faut !
Je vous parle de l’UNEM du 24 janvier, c’est-à-dire d’avant le 24 janvier 1973… Je vous parle d’un temps que les moins de cinquante ans ne peuvent, peut-être, ni réaliser ni imaginer. Quand les étudiants et les étudiantes du Maroc (bien moins de 10.000, concentrés juste dans le quartier du haut Agdal de Rabat) partageaient leurs journées et leurs nuits entre études, réunions et assemblées générales, manifestations ou settings au campus, sur les boulevards du centre-ville ou à travers les ruelles de la vieille médina… Soirées de lectures et de débats d’écrits interdits venus d’ailleurs, de laborieuses et clandestines tâches de reprographie et de distribution de tracts… Mais soirées aussi de camaraderie franche et joyeuse, de chants et de danses entre filles et garçons, entre jeunes professeurs d’université et leurs turbulents étudiants et étudiantes… Études, politique, joutes oratoires, activisme quasi-juvénile de cette génération d’ex-lycéens des événements de mars 65, sport aussi, amours et amourettes (certains couples formés alors survivent encore aujourd’hui), des créations artistiques et révélations de talents (peinture, sculpture, musique, poésie, cinéma, nouvelle, roman, journalisme)…Tout ce foisonnement éclatait dans la galaxie de l’UNEM et autour d’elle.
Circonscrit, en plus, dans l’espace exigu d’un triangle de moins de 2 km de côté : entre la faculté de médecine et le CHU Ibn Sina, la faculté des lettres de Bab Rouah et l’École Mohammedia des Ingénieurs (militarisée en 1981 pour y étouffer la flamme trop vive de l’UNEM). Au centre de ce triangle de rêves et d’or, de par la jeunesse de ses occupants (es) et de leur vie trépidante, la cité universitaire de l’Agdal était le seul point de ralliement, la Mecque où étaient célébrés le Maroc, son avenir, ses ambitions et projets, la politique, le Droit, les causes justes de plusieurs peuples, proches ou lointains, les créations et les arts d’ici et d’ailleurs… Toutes et tous chantaient des « lendemains heureux » pour leur pays libéré du joug colonial avec une fougue et une insouciance qui, fusionnées, ajoutaient paradoxalement à la maturité avant l’âge de ces jeunes hommes et jeunes filles pour lesquelles était réservé le seul pavillon de résidence de cet unique campus de l’époque au Maroc. Des valeurs universelles rythmaient leurs slogans comme leurs chansons et étreintes de camarades ou d’amoureux.
Des valeurs et des lectures
Nostalgie et satisfecit béat mis à part, le chapelet de ces valeurs est si long et, chez certaines et certains, a bien résisté, par la suite, à la routine et à l’érosion des faiblesses et des maladies « opportunistes » de l’âme et de la conscience qui ponctuent forcément ou ordinairement la vie d’adulte. Plagier, copier ou tricher aux examens, à moins de les boycotter à titre revendicatif, étaient pour eux et elles des comportements indignes, bannis. Comme il était évident pour tous et toutes que l’on doit être aussi gagnant et performant dans les études que dans l’engagement militant au sein du mouvement de l’UNEM. Les filles (en mini-jupe, mode de l’époque) faisaient des files indiennes, les week-end, aux sorties nord et sud de Rabat comme autostoppeuses pour rendre visite à leurs familles… Sans crainte ni pour leur intégrité physique ni pour leur réputation morale, fortes qu’elles étaient de leurs convictions et de leur foi courageuse en la liberté et soutenues par une ambiance sociale, à l’époque, pleine d’admiration, de respect et d’espoir en cette première génération d’étudiants et d’étudiantes du Maroc indépendant, qui allait enfanter l’avenir et ses générations à venir. La colocation d’appartements ou de sous-sols de villas dans l’Agdal était la norme de résidence pour les garçons, mais aussi pour des amis, garçons et filles, en tout respect des uns pour les unes.
Sur leurs chevets s’empilaient des strates d’ouverture sur le monde et ses savoirs. Les écrits des premiers romanciers, premiers poètes ou premiers historiens contemporains marocains, des philosophes existentialistes, des poètes libanais de l’exil ou de Palestine, les générations d’auteurs égyptiens de la Nahda, les leaders et théoriciens marxistes d’Angleterre, de France, d’Allemagne, d’Italie, de Russie, de Chine, d’Amérique Latine, d’Afrique, des surréalistes, d’Al Ghazali, de Wilhelm Reich, de Herbert Marcuse, de Louis Althusser, de Samir Amine… Néanmoins, cette jeunesse, polyglotte, au moins bilingue ou trilingue, dévorait plus goulûment la littérature des mouvements palestiniens émergeants (FPLP, FDLP, Commandement Général A. Jibril, Septembre Noir…). Mouvements qui n’ont eu, de ce fait, nulle part ailleurs qu’au Maroc, plus fort écho et plus influent rayonnement idéologique, politique et culturel sur les créateurs d’un pays arabe, supposé frère de combat. Cependant, il faut reconnaitre que le monde entier, avec ses auteurs et ses poètes, ses leaders et ses combats, peuplait davantage nos têtes que notre propre peuple et ses instincts, croyances et pratiques. Que de couples, par exemple, n’ont pu vaincre les traditions ancestrales, ataviques et rétrogrades de leurs familles… Que de têtes d’affiche de notre militantisme n’ont pu s’affranchir des instincts régressifs de leurs ancêtres, dans leurs rapports avec la femme par exemple ou avec l’argent… Que de têtes dites « brûlées » ont fini par céder aux argumentaires inhibiteurs de liberté de pensée de certains gourous politiques partisans ou de « maîtres à penser » impressionnants par leur histoire ou craints par leurs affiliations familiales, partisanes ou à des pouvoirs !
Pourtant, la défiance était omniprésente dans les rangs de l’UNEM à l’endroit de tout ordre établi : État, parti, famille, programme. Mais sans que la violence physique ne s’en mêle ou soit érigée en valeur de combat. Le seul coup de couteau survenu, en cette période, dans l’enceinte même de la « Cité-U » de l’Agdal, fûtperpétré par le directeur administrateur de la résidence, incrusté par le ministère de l’intérieur. La victime, grièvement blessé à l’abdomen, était l’étudiant militant infatigable de l’UNEM, Fekkak. Une âme des plus généreuses et des plus serviables pour les plus fragiles du campus, les filles et les SDF qui rôdaient autour du « restau-U » et que Fekkak nourrissait à toutes les heures d’ouverture du restaurant en leur offrant, gracieusement, dans une salle couverte, des repas similaires à ceux servis aux étudiants et étudiantes munis d’un ticket d’environ 1,15 Dh. Des années après cette cohabitation entre population estudiantine et mendiants, qui a poussé donc un nervi de l’administration au crime, la violence allait changer de camp et d’auteurs pour devenir le fait de pseudo-étudiants à Fès, à Marrakech, Oujda, Tétouan, Laayoune, Errachidia…
Chevaux de Troie et marche noire
Les militants de l’UNEM du 24 janvier chantaient naïvement la violence mais n’y recouraient pas. Bien qu’ils étaient impressionnés (certes, avec admiration), par les luttes violentes des «Brigades rouges», de «l’ETA», de la «Bande à Baader»,«l’IRA», «Armée rouge», «Action directe», «Tupamaros», «Septembre noir», «Sentier Lumineux » … Rêveurs qu’ils étaient du «grand soir» louangé par leurs lectures, sans passage à l’acte, ils finirent par être la forteresse facile pour toutes les intrusions et les infiltrations, pour nombre de chevaux de Troie. Une génération de têtes, bien pleines pourtant, qui, graduellement va assister à la dislocation de ses rangs, tant par la violence de l’État et ses services de sureté que par des envahisseurs aux têtes vides mais fort conquérantes, par usurpation et fausses promesses, des esprits et des espoirs grâce à une force de phagocytage et d’envoûtement qui est bien assistée localement et internationalement. Une intrusion systémique et destructrice qui colonise les âmes et l’être.
Cette lugubre et mortifère conquête sut profiter du défrichement du terreau universitaire auquel s’employa, durant plus d’une décennie une armada d’«awacs» et d’autres «ovnis» de l’administration répressive et dont certains furent incorporés même parmi les enseignants. Les « têtes brûlées » d’avant le 24 janvier 1973, eurent leur terre brûlée, au bout d’une décennie, et l’UNEM, leur agora ouverte sur les rêves du Maroc de demain, fut envahie par les fantassins d’Al Jahilia, déguisés en étudiants, en enseignants et même en militants de la moribonde organisation qu’était devenue l’UNEM à partir de 1990/1991. Le crime obtint alors droit de cité dans les campus ! En plus des tricheries et cooptations douteuses, sectaires et de violentes confréries ou alliances qui entachèrent tout de la vie à l’université : les examens, les corpus et programmes des enseignements, les habilitations, les postes et nominations et même les mariages et les enrôlements dans le tissu associatif de la société dite «civile» ! Ce fût une «longue marche» noire, sur près de quatre décennies, vers la régression des savoirs et des connaissances, vers l’infantilisation et le dévoiement des valeurs humaines, vers toutes sortes de tartufferies. Plus grave, vers le faux patriotisme inféodé aux forces obscurantistes de Perse, d’Afghanistan, de Turquie, d’Arabie… Machine arrière toute, donc, pour l’UNEM du «grand Jihad de 1956» au profit d’un criminel et barbare dessein importé des fonds des âges de certaines contrées, à l’Est d’Oujda.
La génération de l’UNEM d’avant le 24 janvier avait la capacité intellectuelle, l’intégrité de la conscience et la légitimité des ambitions pour digérer russes, chinois, cubains, baâthistes, Nassiristes et même anarchistes, sans que l’amour de ce pays et le patriotisme millénaire d’un peuple ouvert, depuis toujours, sur le monde et ses lendemains communs à toute l’humanité, ne soient soldés, vendus, au profit d’un nouvel envahisseur visant nos têtes, nos âmes ou nos terres. Qu’il soit étranger ou cloné localement…Significative que cette scène vécue, en ces années-là de l’UNEM d’avant le 24 janvier, précisément en 1966, lors du passage d’un cortège royal à Mohammedia, avec feu Hassan II et son invité perse, le Shah d’Iran, saluant la foule : « Regardes, regardes, dit un vieux monsieur à sa femme, en l’enjoignant à lancer ses youyous, tu ne vois pas Moulay Hassan et Sidi Mohammed Al Khamis?»! Le Maroc et ses Marocains et Marocaines sont bien loin, au plan géographique comme au plan cosmogonique, des terreaux d’Al Jahilia que celle-ci soit perse, arabe, afghane ou autre. La date du 24 janvier doit nous le rappeler chaque début d’année. Bien que trop de régression se soit installée depuis des décennies pour que notre mémoire reste vive et vigilante. Il reste que ce passage de témoin ne reviendra point.
*Expert chercheur en communications
Président du Réseau Orbicom des Chaires Unesco en communication
EXEUGUE
L’UNEM a été une pépinière de rêves progressistes, d’engagements militants autant qu’altruistes, de culture de camaraderie propice à muer, à terme, en culture de citoyenneté démocratique.
La levée de l’interdiction du 24 janvier, en novembre 1978, servira à la démembrer, à en extirper la substance militante progressiste et forcément politique pour qu’elle soit finalement, fin des années 80, début des années 90, livrée aux courants obscurantistes.