Article 50, à qui le tour?
Par Ayoub Elassad*
A cause de l’austérité budgétaire sans cesse pesante demandée par Bruxelles, l’Etat italien a accumulé plus de 60 milliards d’Euros d’impayés auprès des entreprises du pays en 2019. La manœuvre classique d’un Etat aurait été d’émettre des bons du Trésor, de la dette, et donner le cash ainsi levé aux entreprises.
Sauf que cette solution présente 3 inconvénients pour l’Italie: d’abord, elle approfondira son endettement, qui était de 136,5% de son PIB en 2019, et augmentera les tensions de sa dette sur les marchés. Elle allait se confronter aux marchés, aux créanciers, qui réclament l’austérité et qui par conséquent, proposeraient des taux d’emprunts plus élevés. Enfin, l’Italie, comme tous les pays de l’UE, ayant cédé sa souveraineté budgétaire à Bruxelles, n’a pas le pouvoir de décider de s’endetter.
Afin de contourner ces contraintes, la chambre des députés italienne a voté la motion Baldelli le 28 mai 2019 sur la proposition d’un groupe d’économistes italiens. Cette motion ouvre des discussions sur l’émission de mini Buoni Ordinari del Tesoro (Bon Ordinaire du Trésor), que l’on appelle les mini-BOT. L’Italie, au lieu de verser aux entreprises des Euros, elle versera des mini-BOT. Ces derniers pourront être utilisés par les entreprises pour payer plus tard uniquement leurs impôts. Du point de vue des entreprises, il s’agit d’une titrisation de leur créance, soit une transformation d’un arriéré de paiement en un titre échangeable. L’Italie n’a donc pas augmenté sa dette, elle ne s’est pas confrontée aux créanciers, et a respecté les traités de l’UE.
Mieux encore : dans la zone euro, seul l’euro a cours légal, c’est-à-dire que l’ensemble des agents économiques sont obligés d’accepter l’euro en paiement de dettes. Le mini-BOT n’étant utilisé que pour honorer ses obligations fiscales, il ne couvre pas l’ensemble des agents économiques de la zone monétaire. Le mini-BOT n’est donc légalement pas une monnaie parallèle, car il n’a pas de pouvoir libératoire.
Mais, peut-être est-il en réalité une Lire en devenir ! Matteo Salvini, comme John Law en France au XVIIIe Siècle, essaie probablement d’habituer les plus aisés à l’usage d’une autre monnaie avant qu’il ne se généralise à toute l’Italie. Peut-être rappelle-t-il aussi que la décision de battre monnaie en Italie doit être prise par les Italiens, pour les Italiens.
Les tensions entre l’Italie et ses voisins n’ont pas attendu le Covid-19
Le 7 janvier 2019, Matteo Salvini déclarait : «Je soutiens les citoyens honnêtes qui protestent contre un président gouvernant contre son peuple», en faisant allusion respectivement aux gilets jaunes et au président Emmanuel Macron. Et à Luigi Di Maio, ministre du Développement économique, du travail et des politiques sociales, d’en rajouter une couche: «Gilets jaunes, ne faiblissez pas». Il n’y a pas de fumée sans feu.Ces déclarations viennent clôturer une longue série d’échanges entre Emmanuel Macron et différents membres du gouvernement italien entamée en 2018 autour de l’immigration. Emmanuel Macron, en animateur européiste béat, donnait des leçons à un pays souverain comme l’Italie.
Souvenons-nous aussi des attaques de Lui Di Maio contre la France qu’il accusait d’entretenir toujours des relations coloniales avec les pays d’Afrique à travers l’arme monétaire, le franc CFA. La perte de la souveraineté monétaire de ces pays ralentit leur développement économique et social, ce qui est l’un des facteurs encourageant les migrations vers le Nord.
Par ailleurs, n’oublions pas que la Commission européenne a dicté à plusieurs reprises à l’Italie la conduite à suivre quant à son plan budgétaire. Ainsi, le 5 août 2011, Jean-Claude Trichet, gouverneur de la BCE et Mario Draghi, son futur successeur, ont envoyé une lettre au président Silvio Berlusconi le sommant de se plier à la rigueur budgétaire exigée par Bruxelles, poussant ainsi l’Italie, en pleine crise des taux souverains de la zone euro, à plus d’austérité et à plus de libéralisme. La suite, nous la connaissons: Silvio Berlusconi a démissionné le 12 novembre 2011.
Après le vote du second plan d’austérité de 48 milliards d’euros au mois de juillet 2011, il est remplacé sans élections par Mario Monti, un ancien de Goldman Sach’s. Mario Draghi, lui aussi un ancien de Goldman Sach’s, devient entre temps, le 1er novembre, gouverneur de la BCE. Beaucoup diront que Silvio Berlusconi a démissionné à cause des scandales sexuels, mais à mon humble avis, cette déclaration qu’il a faite en décembre 2012 donne une autre lecture des faits : « L’Italie est au bord de l’abysse. Je ne peux pas laisser mon pays être entraîné dans une spirale de récession sans fin. […] La situation est aujourd’hui pire qu’il y a un an. Nous ne pouvons pas continuer ainsi ».
L’Euro et la désindustrialisation
A l’occasion des 20 ans de l’euro, le think tank allemand, Centrum fürEuropäische Politik, publie un rapport le 25 février 2019 sur les gagnants et les perdants de l’euro. Le grand perdant est l’Italie, puisque, un italien entre 1999 et 2017 s’est appauvri, en moyenne, par mois, de 767 euros par mois.
Il faut savoir que l’Italie est un pays qui a bâti sa puissance sur un modèle très similaire à celui de la France au lendemain de la seconde guerre mondiale. Ainsi, le nord-ouest de l’Italie a vu de nombreuses industries se développer, tels que l’automobile, les chantiers navals, la mécanique, et plus tard, l’ameublement, l’habillement, etc.
Entre 1975 et 2000, l’indice de la production industrielle italienne a connu une croissance moyenne de 2,5%, similaire au pays de la future zone euro. Mais à partir de l’adoption de la monnaie unique, si on prend l’année 2000 comme base 100, l’indice de la production industrielle s’est effondré en 2013 à moins de 80, tandis que l’Allemagne a vu son indice passer de 100 à 115 sur la même période et de 100 à 144 pour les Etats-Unis. Socialement, les effets ne se font pas attendre sur cette période : le pouvoir d’achat passe de 100 à 92 et le taux d’épargne passe de 13% à 10,8%. L’Italie ayant choisi de se positionner sur des industries de moyenne gamme, elle avait donc besoin d’une devise faible pour que ses produits soient attrayants à l’international, boostant ainsi ses exportations et son industrie. D’ailleurs, en 1996, les industriels français se plaignaient d’être pénalisés par une Lire dévaluée.
L’Allemagne, de son côté, avait choisi d’avoir une industrie de haute gamme, la deutsche qualität, que tout le monde veut, quitte à y mettrait le prix. Le modèle de l’Allemagne a pour conséquence une devise forte, le mark. Lorsque l’euro entra en vigueur, il fut fixé en prenant en compte le poids de chaque pays de l’Union économique et monétaire. Ainsi, l’euro était moins cher que le mark, ce qui a boosté les exportations industrielles de l’Allemagne, et trop cher pour l’Italie, ce qui a pénalisé ses exportations industrielles.
L’euro aurait pu ne pas être un fardeau pour l’Italie et pour les autres pays si l’Allemagne leur avait versé chaque année entre 8 et 12% de son PIB selon les estimations d’experts comme Jacques Sapir. Mais l’Allemagne ne le peut pas, car cela ruinerait son économie. L’Allemagne aurait pu néanmoins se montrer solidaire autrement, en acceptant par exemple l’émission des euros bonds où elle se porterait garante pour l’Italie, mais la chancelière allemande était claire à ce sujet le 26 juin 2012: «Moi vivante, il n’y aura pas d’euro bonds», ce à quoi le Freie Demokratische Partei, membre de la coalition gouvernementale, a répondu : «Nous vous souhaitons longue vie».
La goutte qui a fait déborder le vase
Il y a deux types de personnes face à l’Union européenne, ceux qui l’aiment et ceux qui la connaissent. Il faut bien se rendre compte que l’Union européenne est une formidable machine de propagande qui tire sa force d’une mauvaise lecture de l’Histoire.
En effet, au lendemain de la seconde guerre mondiale, la deuxième der des ders, afin d’assurer la paix en Europe et suite au coup de Prague en février 1948, le traité de Bruxelles était signé le 17 mars 1948. Ce traité regroupait 6 pays : La France, l’Italie, l’Allemagne de l’Ouest, et les trois pays du Benelux. Il reliait ces pays par des accords portant sur l’économie, le social, la culture, et la défense collective. L’Italie faisait donc partie des fondateurs de ce qui allait devenir plus tard l’Union européenne. Cette union était supposée assurer une entraide entre les pays membres. Ainsi, en cas de grave crise, par exemple, une épidémie de Coronavirus, les pays membres étaient en droit d’attendre autant d’aide que chacun peut fournir.
Il n’existe pas de nation qui s’appelle Europe. Il s’agit seulement d’un continent composé lui-même de plusieurs pays. Dans chaque pays, vit une nation, et une nation n’est rien d’autre qu’un ensemble d’individus ayant décidé d’être solidaires entre eux, partageant un destin commun. Les Allemands qui ont refusé d’aider les Italiens en gardant toutes leurs masques de protection pour eux et en fermant leurs frontières, et les Tchèques qui ont confisqué par ‘mégarde’ 680.000 masques ffp2 destinés à l’Italie, ne semblent pas vouloir jouer le jeu de la solidarité. L’UE ne protège de rien et la fameuse solidarité tant vantée n’est qu’une chimère, car on ne fait pas d’omelette avec des œufs durs : les Allemands sont des Allemands, les Italiens sont des Italiens, et les Tchèques sont des Tchèques.
L’Italie a été abandonnée et poignardée dans le dos par des pays alliés et tous membres de l’OTAN. L’ironie de l’histoire est qu’aujourd’hui, ce sont des pays qui ne sont ni membres de l’EU, ni membres de l’OTAN qui viennent au secours de l’Italie. Les grands «méchants» Russes, Chinois et Cubains apportent l’aide que l’UE aurait dû apporter à l’Italie. Au total, ce sont presque 200 militaires et médecins et plusieurs tonnes de matériels médicaux qui ont étaient envoyés par les ‘méchants’ au pays qui a tant donné à l’Europe depuis l’Antiquité : la démocratie, l’alphabet latin, les lois, le Quattrocento qui a amorcé la Renaissance en Europe et jusqu’il y a 20 ans, une industrie florissante détruite par le traité de Maastricht signé en 1994.
Il très probable que l’Italie quitte l’Union européenne à l’issue de cette crise sanitaire. Le contraire serait une très grande surprise. L’Allemagne a toujours refusé de se montrer solidaire envers les pays perdants de la zone euro, alors que c’est le pays qui en a le plus profité (non sans conséquences). L’Italie sortira par la grande porte de l’UE, car cette dernière aura été petite. Et devant elle, s’ouvrira le monde entier, à commencer par la route de la soie où la bienveillante Chine a prévu pour l’Italie l’un des premiers rôles.
L’Italie doit cependant encore surmonter deux obstacles : négocier avec l’Empire Maastrichtien, et ce ne sera pas une chose facile, car ce sont ceux-là mêmes qui craignent que l’après-Brexit soit une réussite ; ensuite il lui faudra solder ses comptes avec l’Allemagne à hauteur de 600 milliards d’euros que la Banque centrale allemande a prêtés, sans demander de collatéral, à la Banque centrale italienne pour des importations faites par des entreprises italiennes depuis des entreprises allemandes (le solde Target 2). D’ailleurs, c’est pour cette même raison que l’autre sérieux candidat à la sortie de l’euro est l’Allemagne, soit par l’article 50, soit par une manœuvre indirecte et innocente en apparence pour détruire le taux de 1 pour 1 entre l’euro italien et l’euro allemand, comme une demande de collatéral pour tout nouveau prêt de la Banque centrale allemande à destination d’une Banque centrale périphérique ou du Sud.
Cela ne sera pas facile, mais aujourd’hui l’Italie sait clairement sur qui elle pourra compter demain. Après demain, rien n’est moins sûr, car un Etat n’a pas d’amis, mais uniquement des intérêts.
*spécialiste de la finance de marché