Abdelmajid Baroudi
Repenser l’articulation du religieux avec le politique est l’un des enjeux majeurs du Cheikh et le Calife (1). En réalité, cette articulation varie selon le degré de rapprochement ou d’éloignement des entités islamiques du pouvoir politique, à savoir la monarchie marocaine.
Si le Parti Justice et Développement (PJD) a fini par accepter les règles du jeu que la monarchie lui a dictées, la Jamaâ (Communauté pour la justice et l’élévation spirituelle) de Abdeslam Yassine, s’est distinguée par un positionnement de distanciation voire de conflit par rapport au pouvoir.
La reproduction de ce constat laisse croire que cette articulation est évidente. Or les analyses des dessous politiques de la relation du mouvement islamique à la monarchie traquent cette évidence et nous incitent à comprendre que cette problématique est beaucoup plus complexe qu’on l’imagine.
L’ajout apporté par Youssef Belal à cette articulation réside, me semble-t-il, dans les tensions qui ont caractérisé le rapport de la Jamaâ au pouvoir politique. L’histoire du Maroc en témoigne. Du coup, l’accaparation du champ religieux fait encore l’objet de concurrence entre les deux. Cette concurrence a pour but d’envahir l’imaginaire social, lequel se nourrit de contrastes et d’émotions. Ce qui fait que cet acharnement n’a rien de rationnel.
Il est plutôt fondé sur l’inconscient au sens Freudien. Il fallait puiser dans le référentiel religieux pour justifier ce contraste. Ce n’est pas par hasard que la monarchie représentée par Hassan II et la Jamaâ au nom de Yassine ont parié sur le rêve pour justifier leur agir. Le pourquoi de leurs choix ne peut trouver son sens et sa légitimité qu’en s’inspirant de la conduite à caractère divin, incarnée par le prophète Mohamed.
La marche verte initiée par Hassan II en 1975 est, entre autres, une capitalisation sur le rêve que le prophète a réalisé. Cet argumentaire avancé par Hassan II voulait assigner à cette marche une identification au voyage organisé par le prophète de Médine à la Mecque. La marche verte est l’image de celle du prophète sur la Mecque(2). Le même rêve taraude le Cheikh et le guide dans son aventure spirituelle pour finir dans la Suhba, le compagnonnage. «J’ai rêvé que le prophète m’a donné un verre d’eau. Je l’ai pris et je l’ai bu. Il me dit : Dis : il n’y a de Dieu que Dieu» (3)
Il est clair que les deux entités politiques et religieuses partent du même référentiel, mais divergent par rapport aux objectifs. Pourtant elles visent la même cible, prédisposée de par son ignorance à s’identifier aux religieux.
Au-delà de la lecture critique de l’histoire d’articulation du religieux avec le politique, l’auteur s’attelle à un exercice loin de toute description qu’on retrouve dans d’autres ouvrages qui traitent de la même problématique. Il s’agit d’un exercice de conceptualisation.
Il faudrait d’emblée souligner que la mise en cause des hypothèses orientalistes émises par l’auteur, ne signifie pas que son processus de conceptualisation est démuni théoriquement. Au contraire, la construction conceptuelle s’est faite à base de référence occidentale qui compose avec un autre tiré de la pensée islamique. Ceci dit, le processus de conceptualisation se dynamise par des contenus théoriques. C’est le cas du concept : Suhba, compagnonnage, comme concept clef de la vision de la Jamaâ de Yassine.
Le concept Suhba fait partie du soufisme .Le courant mystique vise une identification de soi à Dieu. La poésie soufie se distingue par un certain dépassement ou élévation par rapport au monde terrestre. C’est une projection humaine sur le divin. En pensant l’action, Yassine se démarque de la portée je dirais métaphysique du soufisme et glisse vers le politique. En d’autres termes, Yassine se sert du théologique pour des raisons idéologiques.
Le compagnonnage ne signifie pas
une union au sens mystique du terme, mais un rapprochement à la société
par le bais de l’éducation. La traduction de ce rapprochement doit
être rédigée sous forme de contrat entre Dieu et les croyants en vue
d’une constitution et un gouvernement (4).
L’éducation constitue donc la mise en oeuvre de la Suhba. Les
textes d’Abou Moussa Al Achâri, Fakhr Eddine Razi, évoquent la pertinence
de la Suhba qu’incarne la personne du prophète. Puisque Yassine,
jouit d’une autorité sur la grâce personnelle et d’un pouvoir
« charismatique » que le prophète exerçait dans le domaine
politique(5), ses adeptes lui collent le qualificatif de l’ami de Dieu.
Il faut que le compagnonnage accompagne et la Suhba retrouve son sens concret. S’introduire dans les quartiers pauvres pendant le mois de Ramadan en distribuant des produits alimentaires (6), est une mise en pratique du concept Suhba. Le fait que la monarchie imite cet agir apparemment caritatif, prouve que la concurrence entre le politique et le religieux s’est déployée dans le champ social.
Enfin, l’un des points qui distinguent le Cheikh et le Calife, c’est sa focalisation sur le mode d’organisation au sein de la Jamaâ qui est considérée comme modèle d’exemplarité en terme de bonne gouvernance pour reprendre une notion citoyenne. L’exemple du conflit entre Yassine et Bashiri (7) marque un point de discorde dans le mode de gouvernance et la manière de gérer le religieux dans cette structure. Bachiri optait pour une certaine ouverture sur le concret, alors que Yassine voulait garder cette substance soufie qui lui garantit le statut de l’ami de Dieu. Bashiri reproche au leader de la Jamaâ de privilégier ses proches, en leur confiant des postes de responsabilité au détriment du principe de mérite.
Notes
(1) Le cheikh et le calife. Sociologie religieuse de l’islam politique au Maroc. Tarik éditions 2012
(5) Max Weber, Le savant et le politique.