«Les écoles privées prennent actuellement en otage tout le système»

Interview de Saad Regragui, président de l’Association des parents d’élèves des Ecoles Yassamine à Casablanca

Propos  recueillis par Fairouz El Mouden

Al Bayane: le bras de fer entre le top management des écoles privées, les parents d’élèves et les associations les représentants, prend de nouvelles dimensions  à l’approche des délais ultimes de paiement des frais de scolarité du troisième trimestre. Quelle est la situation aujourd’hui?

Saad Regragui: Aujourd’hui, la situation actuelle est simple: l’école ne montre aucun signe de compromis sur le sujet de réajustement des frais. De plus, elle relance plusieurs fois les parents par téléphone et par mail quant au paiement pour la période mars à juin et met également dans ses relances l’enjeu de la réinscription. Les parents quant à eux restent choqués du fait que l’école exige le paiement total des frais de scolarité, alors que le service a été dégradé, surtout les parents de la maternelle, sans donner aucune suite à leurs doléances.

Il faut rappeler que notre APE a été légalement constituée depuis 2017. Depuis, sa création a pris cœur dans la collaboration positive avec l’école. Les réunions régulières avec la Direction des écoles Yassamine, commencent toujours par le volet pédagogique, de la maternelle au bac. Au moment de l’annonce de la fermeture des écoles, nous étions à la veille du lancement d’un exercice d’évacuation incendie, exercice totalement inédit au niveau d’une école privée au Maroc. Et cela dénote largement la collaboration active et constructive de l’APE avec l’école.

Comment  gérez-vous les négociations avec  la direction du groupe  Yasamine pour  revoir à la baisse les frais de scolarité pour tous les parents d’élèves? Est-ce que vous- êtes en position de force? Quels sont les arguments avancés?

Permettez-moi de vous rappeler les faits : Dès le début du confinement, nous avons alerté l’école sur la question des frais que ce soit sur la dernière réunion en présentiel ou via les suivantes en visioconférence. La DG n’a pas donné d’informations précises. Les parents ont commencé à s’organiser et à nous contacter dans ce sens. Nous avons donc effectué une demande écrite, puis une autre toujours en avril. Les réponses de l’établissement  étaient données par téléphone et refusait toute réduction.

Par la suite, nous avons fait un groupement entre les différentes APE (Casablanca, Berrechid, Fès et Kenitra) pour rédiger un courrier commun qui a été transmis à la présidence du groupe (HOLGED). Nous avons ensuite tenu des réunions téléphoniques de manière intense pendant plusieurs jours, durant le mois de Ramadan. Des réunions qui ont fini par aboutir à une rencontre avec la hiérarchie  entre les 4 APE, quelques parents, la Direction et le staff de l’école.

L’école pour soutenir son point de vue a mis en exergue trois arguments. Entre autres, la continuité pédagogique (abordée avec plusieurs dysfonctionnements), les salaires des collaborateurs (incluant des professeurs qui n’assurent plus de cours), s’atteler sur les parents qui ont eu des difficultés financières afin de voir dans quelle mesure coopérer. Les arguments de l’APE ont été abordés largement dans les écrits et dans les discussions.

Notre principal argument est que le service rendu a été largement modifié à tous les niveaux. Ceci étant, cela doit se répercuter sur le montant à payer par les parents. Sans parler du fait que ces derniers se sont retrouvés dans une situation où des achats devraient être réalisés, où du temps et de l’énergie devraient être consacrés aux enfants.

Durant cette réunion, il nous a été signifié qu’une réponse nous parviendrait dans les 24 à 48h. A ce moment, le président a essayé de casser le fond des discussions pour une raison futile de forme, non valable par ailleurs. Malgré cette manœuvre, nous avons maintenu les discussions ouvertes. Et nous avons relancé également par mail et téléphone.

Nous avons été surpris, au moment où nous attendions une réponse à nos doléances, d’une communication de l’école à sens unique, ne tenant pas compte de nos demandes, annonçant simplement que la continuité pédagogique qui ira jusqu’à fin juin. Nous avons donc rédigé un courrier récapitulatif transmis à l’école pour lui donner un nouveau délai.

A ce moment, la position de l’école était devenue claire puisque le lendemain, des parents nous ont contacté pour nous informer que l’établissement les a appelés pour le paiement des frais de scolarité.

A l’issue du délai, l’APE est revenue vers les parents pour avoir leurs opinions sur le sujet. Un plan d’action a été construit et juste après la fin du Ramadan, nous avons déposé une demande de manifestation aux autorités locales. Nous avons également discuté avec la direction régionale du MEN. D’autres parents souhaitaient également parler sur le volet juridique.

Nous avons malgré ces actions sur le terrain, continué à parler avec la présidence. Mais lors de la dernière discussion, il a été solennellement indiqué qu’il n’y aurait pas de réduction généralisée, et que seule la réduction au cas par cas sera mise en place, et que donc du coup, tous les arguments et réunions d’avant n’avaient comme seul objectif que de faire perdre du temps aux parents. Sans parler du manque de respect ressenti par des milliers de famille.

Pour nous, il ne s’agit pas de position de force ou de faiblesse. Mais, d’un équilibre entre le service rendu et le montant à payer. Tous les autres sujets d’ailleurs largement abordés par la DG et la présidente du groupe avec l’APE ne sont que des arguments de second ordre car ils écartent une demande légitime des parents, et surtout, ils nous détournent de l’objet même du conflit.

Nous regrettons par ailleurs que des collaborateurs de l’école sont présents dans nos groupes de communication pour semer la zizanie chez les parents (je rappelle que nous les acceptons parce qu’ils sont aussi des parents et que l’APE n’a rien à cacher), ou encore que des rumeurs infondées soient émises pour dénigrer le travail de l’APE et de ses membres.

Quelles sont vos principales doléances?

Nous avons une seule doléance qui est l’équité entre le service rendu et le montant à payer. Dans les détails, cela se résume comme ainsi, et ce pour la période de mars à juin :

  • 50 % de réduction pour le primaire et le secondaire.
  • 75 % pour la maternelle.
  • Annulation des frais de la cantine et du transport et de la garde et des autres services de l’école à partir du 16 mars.
  • Remboursement (ou avoir, au choix) pour les parents qui ont payé en avance.

Il importe aussi de rappeler un point important. Les parents estiment que la réduction à demander est plus importante, mais que pour des raisons de solidarité, nous préférons rester unis  avec l’école et son staff (notamment les enseignants).

En effet, le calcul en termes de nombre d’heures de cours nous indique que nos enfants sont à moins de 50 % des heures de scolarité en situation normale.

De plus, toute l’infrastructure de l’école (cours de récréation, bibliothèque, matériel scientifique par exemple), n’est pas utilisée et c’est un facteur aussi qui joue en faveur d’une demande plus importante encore.

Egalement toutes les activités qui étaient mises en place par l’école en présentiel n’ont pas été organisées (Rallye lecture par exemple, pièces de théâtre, etc.).

Nous renonçons par ailleurs à répercuter à l’école le matériel informatique et les consommables qui ont été achetés par les parents, ni le temps qui a été investi pour le suivi quotidien, suivi qui était du ressort de l’école.

Les parents de la maternelle également ne s’attendent pas non plus à un remboursement des frais annuels des fournitures.

Ce réajustement ne doit pas également retirer le droit aux familles éprouvées financièrement de bénéficier de conditions particulières.

Comment se déroule le traitement des dossiers des familles en difficulté soumis à l’aide ou à l’exonération des frais de scolarité ? On parle d’une lourdeur administrative énorme et d’une multitude de documents pénalisantes à fournir, qu’en est-il réellement?

C’est gravissime ! Il y a eu l’émission par l’école d’un document qui défie toutes les règles à la fois de bienséance et également de droit.

J’ai vu personnellement des questions inacceptables, que même mon banquier ne me posera jamais, ni même un consulat étranger en vue de m’octroyer un visa. Nous avons recommandé aux parents de ne pas le remplir vu le caractère personnel des informations demandées, surtout que l’école n’a donné aucune garantie s’agissant du traitement et de la confidentialité. Ni au fait qu’elle se conforme aux règles de la CNDP et à la loi cadre de la protection des données personnelles. D’ailleurs, nous doutons même de la pertinence de ces informations. Comment le nombre de pièces chez vous, aidera l’école à décider d’une réduction ou non?

Lors des discussions antérieures avec la présidence, j’avais proposé de mettre en place une attestation sur l’honneur. Inutile d’embarquer un parent qui a des difficultés et qui doit en plus se sentir humilié avec des documents trop personnels.

Malheureusement, une famille dans une situation difficile n’aura pas d’autre choix que de se plier à cette règle. J’en appelle à la responsabilité de l’école.

A noter enfin que la présidence de l’école avait annoncé que des gestes seraient accordés aux parents durement touchés par la situation, gestes uniquement à la discrétion du directeur d’établissement. Il avait essayé d’ailleurs de nous inclure dans le process, que nous avons refusé poliment, puisque ce n’est pas notre rôle.  C’est actuellement devenu un Fonds de Solidarité que l’école met à disposition des parents avec un ensemble de documents nécessaires pour accéder à une commission d’octroi qui décidera de la réduction à accorder, d’après ce que l’on sait.

Enfin, le montant de ce fonds sera évidemment secret, les décisions de ladite commission également. Le nombre de bénéficiaire ne sera pas connu des parents ni de l’APE. Nous resterons sceptiques quel que soit le chiffre annoncé, même si nous saluerons cet unique geste de l’école pour les familles en détresse.

A votre avis,  est-ce que l’Etat doit ou devrait intervenir pour trouver une issue de sortie qui soit favorable à tout le monde ? Si oui, comment peut-il  le faire?

Il y a, à notre sens 4 acteurs qui peuvent modifier cette situation :

Le ministère de l’éducation nationale. Des tentatives louables sont là, mais les parents ne se sont pas représentés convenablement. Je ne nie pas le travail des organisations invitées, mais les problématiques des parents du privé ne devraient être abordées que par des parents du privé. De toute façon, aujourd’hui, les seules communications concernent les généralités (comme l’annulation des frais de la cantine/transport, ce qui est une évidence). Il faudrait que le ministère s’implique réellement avec les parents qui sont sur le terrain et qui sont représentatifs de la situation, et surtout impose sa volonté aux écoles.

Le ministère de l’intérieur, parce que, ce qui se passe au niveau national est en train de générer des situations de crise, de manifestations spontanées  et cela porte atteinte à l’ordre public et à l’ordre moral également. Je ne pense pas que nos responsables que nous remercions et qui ont fait tellement d’efforts durant cette crise sanitaire souhaitent voir les citoyens dans la rue dans un état d’excitation extrême. Un ami a deux jumeaux en maternelle (moyenne section). A l’annonce de l’état d’urgence, ses enfants sont restés à la maison. Aujourd’hui, il serait redevable d’environ 16 000 dh. Je trouve normal qu’il sorte dans la rue pour exprimer son mécontentement de manière pacifique, surtout devant la position inébranlable de l’école.

Le ministère de la justice, parce que, outre le fait que cela va générer des plaintes pour les tribunaux, cela va à l’encontre du droit. C’est de l’enrichissement sans cause. Imaginez l’état des tribunaux qui à la sortie de cette crise et qui doit reprendre ses activités normales, mais en plus d’un seul coup, il va y avoir des dizaines voire des centaines de milliers de plaintes et de poursuite en justice. C’est un problème de droit et de nombreux parents ont déjà enclenché la procédure. Un avis juridique doit être émis par les autorités judiciaires auxquelles tout le monde doit se plier.

Le gouvernement, parce que nous sommes dans une situation de crise, et que la gestion hasardeuse de ce dossier risque de lui couter cher en termes de crédibilité et effacer les acquis de l’état d’urgence contre la propagation de ce virus. Les parents ont consentis d’énormes sacrifices pour la scolarité de leurs enfants tout en payant leurs impôts, et le gouvernement ne peut ignorer la situation critique.

Certaines écoles commencent déjà à menacer  les parents d’élèves  de non réinscription de leurs enfants pour la prochaine année scolaire en cas de non paiement des frais dus au titre de cette année, qu’en-est-il  réellement ? Est-ce que légalement, les patrons des écoles privées ont le droit d’interrompre le contrat les liant avec les parents d’élèves pendant une période de forte crise?

C’est une possibilité pour l’école de refuser la réinscription d’un enfant et ils pourront trouver divers motifs (discipline, note, etc.) pour le faire. D’ailleurs, ils jouent sur ça pour forcer les parents à céder. Pour moi, la question est plus profonde.

La fonction de l’école est d’éduquer le citoyen de demain, et cela est rappelé sur toutes leurs publicités sur Internet. Je leur retourne la question. Quel est l’exemple qu’ils vont donner aux enfants ? On a demandé de l’argent sans contrepartie, et tes parents ont refusé, du coup, tu peux aller voir ailleurs?

Est-ce que le ministère qui a octroyé une autorisation pour ouvrir cet établissement est d’accord avec cette décision de ne pas réinscrire à cause de la situation provoquée par l’école et refusée par les parents?

Est-ce que le ministère souhaite passer la rentrée à gérer les changements d’école ou préfère-t-il plutôt travailler à la normalisation de la situation éducative du pays?

Pour moi, il s’agit d’une manœuvre des écoles de faire pression sur les parents. Ce n’est pas réaliste, parce que la constitution du Maroc garantit la scolarité des enfants.

D’ailleurs, il faudrait aussi que le conseil de la concurrence se penche sérieusement sur le secteur, car il y a des soupçons très forts d’entente entre les écoles. Des parents les auraient même entendues de la part de personnel au niveau de leur école.

Pour notre APE, la recommandation que nous faisons aux parents est d’informer l’école de la volonté de réinscription et de leur engagement à remplir leurs obligations courantes, quitte à payer uniquement la réinscription pour éviter que les enfants se retrouvent coincés. Le problème est uniquement sur cette période (mars – juin 2020) et il ne doit pas y avoir d’impact sur le reste, surtout pas pour les enfants.

Quel  message voulez –vous adresser aujourd’hui pour sortir de l’impasse et trouver un terrain d’entente général?

Les demandes des parents sont légitimes et honnêtes. Elles doivent être prises en considération. Les impacts sont trop importants sur la prochaine génération marquée déjà par un confinement. Le Maroc et son Roi regardent vers l’avenir et construisent un pays et une nation. Faisons-le ensemble.

Comment éviter que ce bras de fer n’affecte pas la psychologie et la motivation des enfants et des élèves, surtout ceux en terminal ou au brevet?

Ils ne DOIVENT EN AUCUN CAS être impliqués de près ou de loin. A la limite, les plus grands d’entre eux peuvent l’entendre, mais je ne le leur souhaite pas.

Le retour à l’école publique est-il une option? Dans quelles conditions?

C’est une bonne question. Oui, il s’agit d’une option viable chez de nombreux parents. Surtout que cela permet d’épargner pour les études supérieures à l’étranger.

Cette question pertinente en appelle d’autres d’ailleurs :

L’école publique a-t-elle la capacité à absorber une partie des enfants du privé, en termes de nombre de classe, de nombre d’enfants par classe ou même en termes de nombre d’établissements ? Comment seront-ils acceptés par les autres enfants (question de discipline) ? Comment va le vivre l’enfant ? Et on pourrait encore en poser des dizaines d’autres.

En fait, aujourd’hui, nous étions dans une situation décrite comme normale et à cause de la position des écoles, nous nous retrouvons devant des questionnements profonds sur même la nature de ce service d’éducation qui a été déléguée à des sociétés privées et qui prennent actuellement en otage tout le système.

Au gouvernement d’agir, au législateur d’amender.

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