Ahmed Lamihi: «la pédagogie institutionnelle : l’école vers l’autogestion»

Entretien avec Ahmed Lamihi, docteur de l’Université Paris-8

Propos recueillis par Mostafa Younes

Depuis les grecs en passant par Montaigne et Rousseau, des esprits illuminés n’ont cessé de penser et repenser l’éducation. L’histoire des idées pédagogiques nous montre, à quel point, l’art d’éduquer s’est enrichi de théories diverses, qui se complètent, convergent ou, souvent, divergent. Le mot pédagogie issu du grec voulait dire étymologiquement » direction, éducation des enfants. Aujourd’hui, il désigne une science qui se nourrit du formidable essor de la sociologie et des autres sciences sociales.

La pédagogie institutionnelle, que nous aborderons dans cet entretien,  avec Ahmed Lamihi, s’inscrit dans la période post-moderne de la réflexion pédagogique. Se réclamant  des travaux de Freinet, elle ne cesse d’évoluer grâce aux recherches de ses collaborateurs et ses disciples.

M. Lamihi est docteur de l’Université Paris-8. Il a à son actif plusieurs publications qui s’inspirent de la pédagogie institutionnelle. Il est l’auteur, entre autres, de Georges Laplassade ou la pédagogie de l’inachèvement-Entretiens.

Mostafa Younes : Vous êtes, M lamihi, sans conteste, une référence en pédagogie institutionnelle.  Pourriez- Vous nous en donner une idée?

Je suis plutôt historien de la pédagogie institutionnelle et de l’autogestion pédagogique. J’ai soutenu une thèse sur ce sujet en 1991, à l’Université de Paris-8, sous la direction de Remi Hess. Et j’ai eu la chance de connaître et de travailler pendant des années avec les  fondateurs de ce mouvement pédagogique, des pédagogues et des chercheurs éminents, tels que Georges Lapassade, René Lourau, Michel Lobrot, Raymond Fonvieille, etc.

On peut dater la naissance de la pédagogie institutionnelle de l’année 1962 à 1963. C’est l’année durant laquelle un conflit va opposer Célestin Freinet à quelques-uns des membres de l’Institut Parisien de l’Ecole Moderne, particulièrement Raymond Fonvieille et Fernand Oury, qui étaient tous deux responsables du mouvement Freinet en Île-de-France. Ce conflit, pour le dire en deux mots, concernait l’adaptabilité de la pédagogie Freinet aux écoles urbaines. La scission a eu lieu, et le mouvement de la pédagogie institutionnelle prend ainsi naissance.

La pédagogie institutionnelle semble tenir compte des Sciences Humaines,  surtout de la psychanalyse. Dans quelle mesure cela s’opère-t-il?

En effet, tout en continuant à pratiquer dans leurs classes urbaines quelques-unes des techniques éducatives de C. Freinet, et pour asseoir ces mêmes techniques sur des bases théoriques solides, R. Fonvieille et F. Oury entrent en relation de travail avec des spécialistes des Sciences humaines: des psychologues, des sociologues, des psycho-sociologues, des psychiatres et même des architectes. C’est grâce à cette collaboration historique entre instituteurs et spécialistes des sciences humaines, que ces deux praticiens vont mieux comprendre ce qui se passe dans leurs classes quand ils réussissent à y introduire des techniques pédagogiques nouvelles.

Il se trouve que certains concepts clés soient au centre de cette pédagogie tel que celui  de  groupe-classe, par exemple. Pourriez-vous nous  en dire davantage?

Plusieurs concepts ont été inventés et utilisés par les fondateurs de la pédagogie institutionnelle. Le «groupe-classe» en fait partie, mais il y en a d’autres, comme par exemple : «l’école caserne», le «Conseil de classe», lequel est un prolongement du fameux «Conseil de coopérative» tel qu’il était pratiqué par Freinet et ses disciples, la «non-directivité intervenante», « l’écoute du désir», «l’autogestion pédagogique», et, bien sûr, presque tout le paradigme de l’analyse institutionnelle (l’institué, l’instituant, l’institutionnalisation, l’implication, la désimplication, la surimplication, le singulier, le particulier, l’universel…).

Depuis les travaux  de Fernand Oury, la pédagogie institutionnelle a-t-elle évolué ? Et dans quel sens?

Concernant F. Oury, il faut rappeler que quelque temps après la fondation du Groupe de Pédagogie Institutionnelle (G.P.I.), celui-ci va se scinder en deux groupes : le Groupe de Pédagogie Institutionnelle de tendance psychothérapeutique (qui sera présidé par F. Oury), et le Groupe de Pédagogie Institutionnelle de tendance autogestionnaire, lequel sera «conduit» par R. Fonvieille, G. Lapassade, R. Lourau, M. Lobrot et d’autres encore.

Le groupe de F. Oury se tournera vers la psychanalyse et la psychothérapie institutionnelle, alors que celui de Fonvieille et ses collaborateurs mettra à l’épreuve les apports théoriques de la psychosociologie et de l’analyse institutionnelle. Grâce aux travaux de Jacques Pain, le groupe de F. Oury continue son chemin en travaillant de plus en plus sur ce qu’on appelle «les monographies d’élèves». Quant au deuxième groupe, je crois qu’on peut dire qu’il évolue plus aujourd’hui à l’université qu’à l’école primaire ou au collège : le «Journal institutionnel» et le «Journal de recherche», en sont des exemples parlants.

Une théorie pédagogique peut-elle devenir obsolète, anachronique ou inefficace ? Et Qu’en est-il de la pédagogie institutionnelle?

Toute théorie doit être mise à l’épreuve, en pédagogie comme dans d’autres domaines. Si une théorie s’avère réalisable, pourquoi ne pas la garder et l’enrichir davantage. Dans le cas contraire, comme Freinet en a fait l’expérience lui-même, il faut l’abandonner et chercher ailleurs. Car, dans toute expérience, il faut garder à l’esprit, les conditions de vie et de travail, le contexte social, culturel, économique, politique… et surtout le public ciblé. Comme le répétait souvent R. Hess, en pédagogie il n’y a pas de recette. J’ajouterai : le milieu est déterminant dans toute expérience pédagogique. Et c’est aussi le cas de la pédagogie institutionnelle, comme de toutes les pédagogies.

Quel diagnostic faites-vous de la situation, décrite souvent comme alarmante, de notre école marocaine?

En vérité, je n’ai pas fait, ou alors très peu, de recherches pédagogiques sur des situations marocaines ou arabes : mes recherches ont toujours porté sur des situations plutôt françaises ou européennes. Ce que je peux dire à ce sujet, et ce n’est pas une révélation, ce que je constate personnellement, et ce depuis 1997-98, c’est que le niveau linguistique (et je parle ici de la langue française, car j’enseigne depuis toujours en français), de nos étudiants est plus qu’alarmant, et cela même aux niveaux des plus avancés : licence, master, doctorat ! Ceci à tel point, que je me demande parfois ce que je fais là. Ce n’est pas une réforme de plus qu’il me faut, mais plutôt une révolution. Sincèrement.

Pensez-vous que la pédagogie institutionnelle, qui semble avoir donné des résultats positifs dans des zones sensibles en France, peut aider à « sauver « notre école marocaine en peine de trouver un remède à ses maux?

Concernant cette dernière question, je pense que j’en ai dit un mot tout à l’heure. Je ne suis pas un expérimentateur ; j’enseigne et explique certaines théories pédagogiques ou en rapport avec les sciences de l’éducation. A mon avis, certaines idées issues de la pédagogie institutionnelle, comme de l’autogestion pédagogique, et qui financièrement parlant ne coûteraient  rien, pourraient facilement être adaptées et réalisées au Maroc. Mais, pour en être sûr, il faudrait mener des expériences, les mettre à l’épreuve dans des classes scolaires marocaines.

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