La construction de l’événement

Jean Baudrillard (1929-2007) est connu pour ses travaux sur les signes constitutifs de notre contemporanéité- la définition même de l’intellectuel n’est-elle pas justement d’être un capteur de signes? C’est aussi un grand spécialiste de l’Amérique perçue comme un objet de consommation symbolique.

Il avait  publié un livre  reprenant les analyses qu’il avait consacrées aux attentats du 11 septembre; il nous est très utile pour appréhender un événement surtout quand notre pays signe son accession à la modernité en vivant lui aussi l’expérience traumatisante d’événements majeurs. Baudrillard nous dit notamment : «Tout au long de cette stagnation des années 1990, c’était la grève des évènements… hé bien, la grève est terminée. Les évènements ont cessé de faire grève. Nous avons même affaire, avec les attentats de Washington et du World Trade Center, à l’évènement absolu, à la «mère» des évènements, à l’évènement pur qui concentre en lui tous les évènements qui n’ont jamais lieu».

C’est éloquent et en même temps très fort. Avec l’actualité du mouvement social inédit du nord, on peut le reprendre à notre compte. Mais peut-on parler d’un événement en terme absolu ? Y a-t-il un événement absolu? Parler d’absolu, c’est évacuer la dimension profane des choses pour se situer dans un autre registre, celui de la théologie par exemple. Car tout ce qui est humain est relatif. L’absolu est l’apanage de Dieu. Et tout acte, pour suspendre momentanément la notion d’événement, est marqué par cette relativité originelle qui s’inscrit dans la temporalité. C’est-à-dire ordonnée par un avant et un après. Toute action humaine est en somme historicisée, située dans une temporalité. Le  temps est ainsi le destin des hommes et de ce qu’ils font. Du point de vue de la philosophie analytique, les évènements sont définis comme des entités temporelles qui se distinguent des objets, plus directement en rapport avec l’espace.

On peut aborder maintenant la question du point de vue du fonctionnement médiatique. En commençant par exemple par s’interroger sur la notion d’événement elle-même. Un fait accède-t-il au statut d’événement s’il n’est pas médiatisé ? D’où vient son ampleur ?  D’une nature intrinsèque à l’événement ou bien de l’ensemble du processus d’événémentialisation?

Mais, pour commencer, c’est quoi un événement? On peut avancer l’hypothèse d’une rupture. Un événement c’est une rupture qui intervient dans le continuum. C’est une occurrence qui surgit par effraction dans un ordre des choses. Mais tout de suite elle fait  appel à une demande, elle s’ouvre sur un horizon, celui de faire sens : ce qui arrive demande à être nommé, décrit, expliqué, raconté. L’événement devient alors une construction. Il n’y a pas d’événement en dehors de cette entreprise de sémiotisation, en dehors de ce que Paul Ricœur appelle une «mise en intrigue». Notre postulat de base est de refuser une position naïve qui consisterait à croire en des faits qui nous sont présentés dans leur nature initiale, sans médiation ou mise en sens préalable. Il y a toujours une mise en scène du réel. La «religion des faits» est une construction idéologique qui masque à peine le processus de médiatisation se traduisant dans un processus qui va de la sélection à la mise en forme. Notamment par le langage. Instrument de sémiotisation, le langage n’est pas un moyen de «présentation» mais de «représentation»; c’est un opérateur de reconstruction du monde impliquant des opérations articulées de “mise en langue” et de “mise en discours”. Selon une opinion largement répandue, devenue presque un lieu commun, l’événement est perçu comme quelque chose, comme un donné s’imposant à des journalistes réduits à une posture de simples rapporteurs alors qu’il s’agit bel et bien d’un construit, résultant d’un processus.

Un niveau essentiel de cette construction réside dans la logique médiatique. Les médias interviennent aujourd’hui comme des opérateurs fondamentaux qui irriguent l’espace public en informations, c’est-à-dire en ce qu’ils considèrent comme «événement». Ils se donnent comme finalité de rendre compte de ce qui se passe. Selon Patrick Charaudeau, l’événement médiatique sera sélectionné et construit en fonction de son potentiel d’“actualité”, de «socialité» et d’«imprévisibilité».

L’actualité se traduit dans un rapport au temps né de la distance entre le temps réel des faits et le temps où ils deviennent “information”. Plusieurs cas de figure se présentent. Une première configuration qui tend à la contemporanéité (c’est le mythe du direct qui mérite un traitement spécifique dans une autre chronique) ; ou en donnant l’illusion (le différé) ou à la tendance à le justifier (par le biais de la commémoration notamment). On peut ajouter, en liaison avec l’actualité, la notion tant galvaudée de la proximité.

Quant au potentiel de socialité, il s’évalue selon l’aptitude des médias à représenter l’univers partagé par un ensemble d’individus qui s’organisent selon des intérêts, des «goûts», des tendances. C’est ce qui est exprimé par le fameux découpage en rubriques (politique, sport, culture…)

Ces deux niveaux seraient  insuffisants sans un potentiel qui puisse permettre de retenir l’attention par la séduction ou l’émotion. Rappelons qu’à la base du contrat de communication médiatique, nous trouvons deux stratégies : la visée d’information et la visée de captation. C’est ce qui se traduit dans la recherche de la charge  d’imprévisibilité de ce qui va faire l’événement. L’instance médiatique, notamment à l’ère des réseaux sociaux, cherchera toujours à mettre en évidence l’insolite, le sensationnel, avec au rendez-vous, des dérapages fulgurants.

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