Entretien avec la réalisatrice suisse, Carmen Jaquier
Propos recueillis par Mohamed Nait Youssef
La jeune réalisatrice suisse Carmen Jaquier s’est vue décrocher, samedi dernier, le prix de la mise en scène du Festival international de Marrakech (FIFM) pour le film « Foudre ». Ce drame qui est d’ailleurs le premier long-métrage de fiction de la réalisatrice a envoûté le public par la beauté de ses images, visages et paysages joliment mis en scène. En effet, cette œuvre cinématographique sur l’émancipation féminine relate l’histoire d’Elisabeth, une jeune fille de 17 ans, incarnée par Lilith Grasmug, qui s’apprêtait à prononcer ses vœux quand le décès de sa sœur l’oblige à retourner dans sa famille dans un village suisse. « Foudre » est hanté de questions de bout en bout dont les images sont parlantes, poétiques et puissantes. Entretien.
Al Bayane : Dans votre premier film «Foudre» tant de questions telles la foi, la religion, le désir, le corps ont été abordées par le biais du cinéma et de l’image. Comment avez-vous mis tout cela en scène?
Carmen Jaquier : C’est une question qui mériterait une longue réponse. Je pense que la fabrication de ce film-là part de mon questionnement. Or, il y a quelque chose qui m’habite, quelque chose inspirée de toute ma vie, de toutes les rencontres que j’ai faites, de ce que j’ai pu recevoir de la part des autres personnes, des autres artistes. Il y a quelque chose qui m’interpelle, très lentement à l’intérieur de moi, et qui prend forme à travers l’écriture et un certain nombre de recherches à la fois historiques, poétiques sur des questions de liens à la nature et de relations entre les gens.
Comment ce questionnement a-t-il pris forme dans le scénario et le film ?
En fait, c’est un mélange de toute sorte de matière qui a pris forme au sein du scénario. Cette étape est délicate parce qu’on ne peut pas tout dire, on ne peut pas tout mettre dans un scénario. Il faut que ça soit intelligible pour les gens. C’était un travail très difficile, notamment cette réduction. En outre, ce qui est beau, c’est qu’il y a un moment où le film se rouvre quand on commence à faire le casting, à rencontrer des visages, des corps, des gens qui viennent avec leurs univers, leurs émotions, leurs histoires. Il y avait aussi toutes les rencontres avec les collaborateurs et collaboratrices autour du film qui ont travaillé sur les décors, les costumes, ainsi que le travail de l’image. Toutes ces touches-là ont rajouté des couches de questions, de mystères. Je pense qu’on a envisagé ce film. Du coup, on n’a pas cherché à donner des réponses parce qu’on parle de foi, de relation à Dieu. A la fin du film, je suis sortie toujours pleine de questions. C’est une recherche qui vient avec son lot de mystères, de poésies qui sont des influences.
Certes, dans votre film, il y a cette quête de soi, un questionnement perpétuel. Mais on y trouve aussi ces paysages immenses, cette nature fabuleuse et cette beauté de l’image qui est loin d’être décorative. Parlez-nous de ce travail sur l’image et surtout sur ce volet esthétique ? Etait-il recherché ?
J’ai rencontré la cheffe opératrice Marine Atlan : on a parlé sur la manière de filmer à la fois les personnages du film, les caractères et les corps dans ces paysages. Je ne voulais pas qu’on ennoblisse ce décor. Par ailleurs, les recherches que j’ai faites, les textes que j’ai pu lire, les témoignages des gens de cette période-là et le rapport qu’ils ont à la nature est un rapport qui est extrêmement mortifier. C’est une nature qui est souvent dangereuse. Cet environnement fait peur dont la nature est angoissante. Aujourd’hui, il est un peu moins parce qu’on pourrait aller en Suisse pour se balader en montagnes, et surtout chercher du plaisir à prendre ce panorama en photos. C’était quelque chose qui est très importante pour moi ! Marine a filmé les corps et les énergies de ces personnages submergés par cette nature. La nature n’a jamais été directement le sujet, mais c’est à travers les corps et à travers le parcours d’Elisabeth qu’on filmait les paysages. On ne voulait pas que ça soit décoratif.
Il y a un travail sur la matière, sur les corps, les lumières. Quelle en était votre démarche en filmant cette œuvre avec tant de lumière et de beauté ?
On a travaillé principalement en lumière naturelle. Marine tenait à ce que les scènes d’intérieures soient uniquement éclairées à la bougie, sans rajouter quelque chose d’autres ; la scène du feu, entre autres. Elle voulait qu’on essaie d’éclairer uniquement avec les sources qu’on avait. A vrai dire, il y avait aussi un travail très marquant sur les clairs obscurs et les visages. Il y avait un intérêt très particulier à la matière. Bref, on a parlé dès le début de la matière du film et sa nature pour sentir la vibration, l’accident, le dérapage et l’émotion à travers la matière même du film.
Ça se voit, l’usage du cinéma expérimental dans le film. Pourquoi avez-vous opté pour ce genre en particulier ?
On ne tournait pas en pellicule. Donc, on allait devoir fabriquer de la matière. On a eu l’envie presque de révéler la matière numérique avec les moyens qu’on a actuellement pour fabriquer de l’image. Toutefois, on s’est beaucoup inspiré du cinéma expérimental pour voir comment on pouvait tordre cette matière afin de nous emmener aussi à des endroits où on aurait envie d’une esthétique plus lisse et profonde.
Quel était votre objectif ?
Le but : renvoyer aux spectateurs des questions et de les faire interagir physiquement avec ces images. La matière était abîmée à la racine.
Du classicisme en passant par l’expressionisme et d’autres genres, « Foudre » a mêlé les genres pour dégager une éventuelle poésie, un désir de révéler la matière. Qu’en dites-vous ?
En effet, on partait dans nos références du classicisme pour le début du film, en passant par l’expressionisme et l’expérimental. On a travaillé avec quelques images de référence pour chaque séquence. On a créé une sorte de continuité visuelle, bruitée, colorée qui était notre base un peu secrète à la cheffe opératrice et à moi-même.
Vous faites partie de la jeune génération des réalisateurs suisses. Comment se porte votre cinéma, notamment avec l’émergence de nouveaux cinéastes porteurs de nouveaux projets et regards croisés?
Je suis heureuse de faire partie de cette génération de réalisateurs et de réalisatrices qui font un travail remarquable et formidable. Il y a des films exceptionnels qui sortent en ce moment. Je pense qu’il y a des esprits libres autour de moi qui sont très inspirants. Le cinéma suisse est un cinéma à découvrir !