Dialogue entre le pinceau et la plume

Art et poésie à Dar Souiri,

Par M’barek Housni

Ces pages-là ne feront plus de livres. Elles ne dormiront plus au fond d’un rayon de bibliothèque, à jaunir en silence. Non, elles participent désormais à la création d’un tableau. Pour l’éternité de l’art. Collées,  dépliées, ouvertes. Elles sont avec les mots,  les phases et les paragraphes de la matière destinée à la contemplation esthétique. Ils sont matière et couleur.

Ainsi en a voulu l’artiste Slimane Drissi. Avec à côté, en parallèle, les poèmes du poète M’barek Raji. Dialogue entre la page collée et la page vivante. Mais pas seulement. Car la coopération entre les deux créateurs vise à instaurer un dialogue plus large entre la création plastique et la création littéraire. À quatre mains,  en pensant à deux, ils ont initié un projet portant le nom de «Ce n’est pas exactement noir, mais c’est noir…». Écrits, chiffres,  signes, s’intercalent dans un océan de couleurs sourdes qui dominent la majeure partie des toiles.

Des toiles pleines de reflets comme on aimerait les voir dans une exposition. Le reflet comme cet autre pendant de la jonction des formes et des couleurs. L’idée artistique qu’est de saisir l’idée du temps qui passe à travers ce qu’il laisse après son passage, après avoir plaqué sa main sur l’objet, l’être, l’homme et le monde. Les toiles se présentent ainsi : Il y a d’abord deux surfaces qui se jouxtent verticalement. La verticalité est essentielle ici. Il y a un dessous et un dessus avec une ligne de démarcation visible sans être tracée. Mais ils ne s’opposent pas par leur tonalité colorée. Gris,  jaune pâle, noir, blanc non épuré… c’est du côté de l’ambigu, et non du clair à proprement parler. Ce qui n’empêche pas une transparence joliment ombragée.

Puis vient l’élément «perturbateur» de la verticalité égale à une certaine harmonie, un équilibre donné. Car le temps ici ignore ces deux aspects puisqu’il passe, il est effet et traces. C’est quoi au juste sur la toile : des taches vertes assombries, grises, jaune safran… un tissu rectangulaire noir, des ballonnements, des boursouflures, des craquelures. Tout ce qui n’est pas séparé mais abandonné. Et pour donner sens on voit des flèches dans  chaque toile ayant une direction donnée,  des points grossis, et des chiffres en succession. Un monde d’effacement montré par signes.  Deux éléments en donnent la teneur, récurrents, avancés sous forme de grosses taches évidentes et elles font tache avec leur couleur noire et la vitesse avec laquelle elles sont exécutées et leur forme elliptique.

Elles ont l’air d’un rien énorme, mais qui n’est pas peu, mais un peu plus, autrement dit la vanité de toute chose.  Le rien qui a une couleur noire. Osons une interprétation : le temps ne laisse rien tout en laissant de la matière palpable qui, une fois sortie de son état de réalité utilitaire, est récupérée par l’art pour nous montrer l’autre côté de la vie (le pendant cité ci-haut), c’est-à-dire la vanité de toute chose, le poids de l’origine de nos symboles.

Le choix est le plein abstrait, mais un élément figuratif s’invite dans cet abstrait : une rose rendue à sa juste structure. Comme la continuité de la vie. Une continuité dont les poèmes de M’barek Raji donnent une expression profonde en y installant les voix et le mouvement. Lisons quelques poèmes évocateurs: «Maintenant je possède la langue de la pluie avec laquelle je goûte l’éclair, l’éclair qui émane de la toile  dans ce noir d’hirondelle, là-bas au sein de la toile il pleut, l’éclair brille et le tonnerre gronde, une couleur qui s’octroie un parapluie et empêche l’écoulement d’atteindre une autre couleur, l’écoulement du sucre du bateau cher à Rimbaud, cet écoulement de la lumière suite à la fissure et l’hémorragie dans la tête du soleil… Le noir auréolé se penche du haut de son balcon et touche tout…

Et si tu enfonces, oh ! noir, l’ultime étoile dans une fiole, oh ! nuit qui s’épanche tel un khôl de femme – de son balcon haut- la beauté  se penche- il jette et la lune et la nuit- tels deux comprimés d’aspirine effervescents- dans le verre d’un ivrogne- naviguant dans le bateau de Rimbaud- au sein d’un certain poème chancelant-le bateau ivre- ehh qu’elle est étend   cette toile».

Lisons encore et savourons la portée symbolique des mots: « cette couleur simple telle une huitre dans une coquille ou un bleu errant dans un manteau et dans des chaussures de marins, et pourquoi pas tel le pain du soleil dans la bouche des gens simples…

Ce jaune épars parmi les papiers des livres, ce jaune qui descend une échelle de Van Gogh et scintille subitement sur les papiers des livres d’occasion,… le jaune qui sépare la vie de la mort en un trait circulaire tel le mouvement de vaguelettes générées dans la mer lorsqu’un caillou dur les atteint, comme s’il était une interrogation mouillée par les profondeurs ou par un effet de noyade dans le corps de l’eau, est-ce un de coup de pinceau ou la main de la nuit qui l’a surpris au fond de la nuit finissante par un verbe de beauté, un noir ressemblant à une prière assoupie réveillée par les cloches annonçant la messe, une messe ressemblant à son tour à une rencontre érotique entre deux seins autour d’une cerise rouge, une graine enflammée pour la sueur du vin… le jaune des livres et le noir du noir sont un bateau en papier,  le bateau de Rimbaud enivré par les grappes du poème et qui se remet de son ivresse entre deux couleurs pour extraire une bouteille de vin de l’une  et la mettre une deuxième fois dans un réfrigérateur plein d’une glace qui devient une eau froide surmontée de cygnes, une couleur qui s’extasie au contact d’une autre couleur et chancèle, ainsi est le mouvement d’une perte d’équilibre qui restaure l’équilibre même en de fin de compte ».

Ainsi on passe de la poésie à l’art et vice-versa pour le retrouver à notre tour.

Dar Souiri, Essaouira,  du 6 au 17 octobre 2020

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