Le bilan esthétique du cinéma marocain n’a pas encore été stabilisé. Cela suppose un travail d’accompagnement critique d’une nouvelle envergure : maintenant la paresse critique n’a plus raison d’être. Pendant longtemps, la critique était paralysée sous l’effet de deux facteurs tangibles : l’absence de films marocains et le rétrécissement du champ d’expression.
Aujourd’hui, ces deux handicaps n’existent plus. Côté corpus, bon an mal an, le Maroc met sur le marché au moins une vingtaine de films. Des festivals à travers le Royaume offrent l’occasion de voir, de découvrir et de débattre. Sur un autre plan, la Toile offre à qui veut s’exprimer un outil révolutionnaire : sites, forums et blogs sont là pour s’exprimer et être lu. Il suffit de s’y mettre. Et entamons le débat.
Une fois, j’avais relevé trois grandes caractéristiques du cinéma marocain sur la base d’un corpus formé à partir d’un bilan rapide des années 90 : le triomphe de la mise en scène au détriment de la réalisation, l’émergence de la figure de l’acteur, l’importance des dialogues. Ces deux derniers aspects s’expliquent largement par le premier, comme l’inverse peut être aussi vrai. Des films peuvent constituer le cumul esthétique de cette tendance, disons qualité marocaine au sens positif de l’expression, notamment de la première moitié des années 1990. Les dialogues, justement, y sont pertinents. Car le dialogue mérite un soin particulier. Une écriture dramatique.
Il donne parfois lieu à des conflits de pouvoir entre les trois instances impliquées dans son élaboration : le dialoguiste, le cinéaste et le comédien. Si les positions ne sont pas parfois tranchées dans ce sens ou dans l’autre, elles n’en reflètent pas moins de grandes divergences. La thèse d’une certaine fidélité au dialogue dans la mesure où celui-ci n’est pas un simple accessoire mais bel et bien une composante du scénario, fruit d’une recherche d’ordre social et culturel, voire psychologique qui permet de caractériser, d’identifier un personnage, de donner un sens à l’action. Il n’est pas permis alors, sous prétexte que le comédien a une image à défendre, d’intervenir sur les dialogues pour les adapter à son statut. Le dialoguiste dénonce ainsi une façon de neutraliser le personnage au bénéfice du jeu et de l’interprétation. Des comédiens pour leur part ont montré que souvent des mots ne collent pas au contexte et qu’ils sortent difficilement, une marge de manœuvre leur semble alors nécessaire.
Que peut-on ajouter d’un point de vue extraprofessionnel? Une fois, lors des temps héroïques, appelant à une cinématographie radicale, j’avais préconisé, pour le cinéma marocain, un retour au muet pour une certaine durée, disons par exemple trois ans. La commission du Fonds d’aide n’acceptant que des projets centrés sur le langage de l’image. Une boutade pour aiguiser la réflexion. Je suis convaincu, en effet, que la parole n’est pas antinomique au cinéma. Certes, c’est un élément filmique non spécifique, néanmoins il peut être au service du film, au service du cinéma dans le film. Faut-il rappeler que tout le filmique n’est pas du cinématographique. Un réalisateur au sens fort du mot privilégie le langage cinématographique, un metteur en scène par contre n’hésitera pas à faire prévaloir l’explication verbale sur l’expression visuelle.
Au cinéma, la parole ne raconte pas, ne décrit pas. Elle ajoute un plus de signification, d’expression. Deux exemples historiques : le cinéma français des années trente, et celui des années cinquante. Dans les deux cas de figure, le dialogue est mis au premier plan. Mais dans les années trente, dans les sillages de Prévert, cela a donné le réalisme poétique ; dans les années cinquante, on a débouché sur l’académisme et les stéréotypes. Le débat continue aujourd’hui à Khouribga, autour d’un corpus continental, africain.
Mohammed Bakrim