Hommage à Saddiki, l’homme et l’Œuvre

C’est un travail de témoignage, un portrait intimiste, voire un regard sans concession avec beaucoup de justesse et de lucidité sur un homme unique avec une Œuvre singulière. Il s’agit là d’un portrait de Tayeb Saddiki, figure de proue du théâtre marocain, qui échappe à toute classification, et qui vient d’être révélé dans le dernier travail du dramaturge Ahmed Massaia paru il y a quelques jours aux Virgule Edition. C’est en fait plus qu’un devoir de mémoire. C’est un hommage rendu à un homme, à une vie entière consacrée à l’art et à la création. Dans cet entretien exclusif à l’occasion de la présentation« Tayeb Saddiki… Le bon, la brute et le théâtre » lors du festival national à Tétouan, Massaia nous parle à cœur ouvert de cet homme, sa vie, et son œuvre.

Al Bayane : «Tayeb Saddiki… Le bon, la brute et le théâtre» est un portrait intimiste qui vient de sortir il y a quelques jours aux Virgule Editions basée à Tanger. C’est aussi un portrait de témoignage. A priori, pourquoi Saddiki ? Et quelle est en l’originalité de ce travail ?

Ahmed Massaia : C’est une contribution personnelle à l’œuvre et à l’homme. Pourquoi Tayeb Saddiki? Parce que vous avez sans doute remarqué lors de la présentation du livre que personne n’a encore lu, mais qui a suscité un nombre assez considérable de remarques pertinentes qui font l’objet-même de mon livre ; ce qui fait que Tayeb Saddiki suscite beaucoup de commentaires, beaucoup de remarques. D’ailleurs il y a eu énormément de thèses. Mais seulement il y a un aspect de Tayeb Saddiki qui pose problème : sa personne. Certaines personnes dans le monde du théâtre adorent Tayeb Saddiki. Ils le considèrent à sa juste valeur entant que créateur important dans le développement du théâtre au Maroc comme dans le monde arabe. Et certaines personnes vont jusqu’à haïr ce grand homme qu’est Tayeb Saddiki – et je pèse mes mots-,parce qu’il atout simplement occupé l’espace avec beaucoup de grandeur, beaucoup de force et beaucoup d’opportunisme aussi ; et cela a dérangé beaucoup de gens.

Personnellement, je l’ai fréquenté de près, j’ai su et j’ai vu un peu : il ne le dit pas, mais il a beaucoup de considération, lui aussi, pour le génie. Il reconnait les vraies valeurs comme il a reconnu la valeur de Nass El Ghiwane dont il a été à la base de leur création, comme il a mis en valeur certaines personnes qui ont gagné leur célébrité dans le monde des planches.

Mais malheureusement certaines personnes le reconnaissent et d’autres non. Il y a un aspect affectif dans le parcours de Tayeb Saddiki qui est rarement mis en valeur. Je voulais le mettre en valeur parce que cet homme m’a apporté d’abord beaucoup de choses. C’est quelqu’un qui m’a aidé dans ma fonction de directeur de l’Institut Supérieur d’Art Dramatique et d’Animation Culturelle (ISADAC), c’est quelqu’un qui m’a ouvert ses portes, et surtout, son patrimoine (ses écrits, ses documents). Les 15 dernières années de sa vie m’avaient beaucoup touché parce qu’on aurait dit que toute la grandeur de cet homme et la force dont il jouissait avait disparu comme par miracle : tout le mondel’a pratiquement laissé tomber, même des membres de sa famille.

Vu cette double dimension dans la vie du défunt, ce livre, s’est donc voulu être tendre, mais dans le même temps, incisif. Quand il s’agit de le mettre en valeur et de dire tout l’apport de Tayeb Saddiki au niveau de l’action théâtrale au Maroc, je le dis. Or, quand il s’agit de sa dureté voire de sa force de caractère parfois très poussée, il fallait bien dire que ce volet de sa personnalité a été derrière la défaite et la noyade de certains hommes de théâtre, de certaines troupes aussi et ce, de manière très subtile. Il le fait par une sorte d’égocentriste. Et cela est normal et devrait être compréhensible parce que Tayeb Saddiki est le fruit d’un père «ālim». D’autant plus que son frère est un grand journaliste mais aussi écrivain et poète, sa sœur est une coutumière. C’est tout à fait normal que quelqu’un qui a baigné dans l’art, la culture et la poésie ait cette dimension et se considère plus important que les autres et plus à la hauteur. Il a formé des comédiens qui sont devenus célèbres, des metteurs en scène ou des chanteurs comme Nass El Ghiwane, Jil Jilala, Lemchaheb, Tagada et la liste est non exhaustive…

C’est alors la raison pour laquelle je voulais rendre hommage à cet homme ; surtout que, malheureusement, dans notre pays, on a toujours tendance à critiquer l’autre jusqu’à l’anéantissement, à ne jamais reconnaitre le génie de l’Autre comme s’il allait atteindre notre propre intégrité. Alors que c’est faux ! Car c’est le génie de celui-ci et le génie de l’autre qui feront le génie de notre pays. Si on pouvait écrire aussi sur un certain nombre de personnes qui ont fait ce Maroc, qui ont lutté, qui ont créé dans ce pays, il faut le faire ; et c’est la raison pour laquelle j’écris ce livre. Il faut aussi le dire, ce travail est un travail de commande. C’est parce que la maison d’édition Virgule a eu cette idée, combien brillante, de dédier une ligne éditoriale aux grandes gens qui ont brillé dans leurs domaines respectifs. D’ailleurs, ses premières publications sont intéressantes On y trouve à titre d’exemple le travail de Mansouri, l’un des fondateurs de la revue Souffles. Il y aura aussi un travail du journaliste Najib Rfaif avec sa belle plume expérimentée. Il faudra donc faire attention à ces personnes qui ne sont pas dans la lumière, mais qui sont la lumière de ce pays.

Au-delà des travaux classiques écrits sur Tayeb Saddiki, et puisque c’est un portrait intimiste, parlez-nous un peu de ce processus d’écriture de ce livre ?

J’écris de manière un peu particulière. Je n’écris pas un texte d’une seule prise de plume mais me mets dans mon bureau et me dis : je vais écrire ce chapitre. Mon écriture est tout à fait fragmentaire au niveau des idées et même de l’écriture. Ce sont des phrases qui me viennent en marchant ou en dormant. Ce sont des idées qui me suggèrent la vie d’une manière générale ; que je note. Et à partir de ces idées fondamentales, j’essaie de développer. Pour Tayeb Saddiki, le point de départ était un hommage que je lui ai rendu au théâtre national Mohammed V par le biais d’un texte de trois ou quatre pages qui a vraiment fait pleurer Tayeb Saddiki. Ce sont des écrits de Tayeb Saddiki eux-mêmes qui m’ont donné plusieurs idées sur lui et ce, à travers des aphorismes, des petites phrases que lui-même avait écrit sur des textes, et des annotations. Et en fin de compte, cela est très importantcar c’est une écriture spontanée qui donne la vraie mesure de cet homme bon. J’ai rassemblé tout ça pour en faire un livre sur trois parties : une partie où j’écris sur ma relation personnelle avec lui : comment je l’ai connais et comment s’est développée notre amitié.  Une deuxième partie sur l’œuvre à laquelle j’ai livré une étude propre à moi, puis une troisième partie traitant de la famille, la mienne en l’occurrence, parce qu’il aimait beaucoup mes filles et les adorait. Il y a un jardin secret de l’homme en question que très peu de gens connaissent. Il y a dans chacun de nous une petite perle quelque part qu’il faut tout simplement chercher parce que parfois, on ne peut voir que la noirceur et rater de remarquer le bon côté des choses à savoir, cette petite lumière qu’il faut mettre en valeur.

En tant que chercheur de longue date dans le théâtre marocain. Où résident effectivement la force et l’originalité de Tayeb Saddiki?

Dans l’œuvre de Tayeb Saddiki, il y a d’abord une formation solide. Donc une connaissance, une vraie connaissance au niveau de la synographie et du texte. Bref, une connaissance profonde de toutes les composantes du texte théâtral parce qu’il a été l’élève de grands experts du 4ème Art, comme André Voisin, Abdessamad Kenfaoui …En gros, il a une maîtrise du métier. Ensuite, il y a sa propre vie, son histoire à lui. Il est issu d’une grande famille d’intellectuels et de poètes. Puis il y a sa propre personne ; c’est quelqu’un qui veut être le premier, le plus fort. Donc il y a ce côté opportuniste chez lui.  Il est à l’écoute de ce qui se fait, de ce qui se cherche par exemple au niveau de l’utilisation du patrimoine ; il n’est pas le seul, ni le premier. Il y a Saadallah Wannous et d’autres qui ont travaillé sur le patrimoine. Et lui, assistait à ces colloques. Il était le premier à matérialiser le patrimoine au niveau théâtral. Il a construit des œuvres comme «Almakamat», comme «El Harraz». Il y a un travail de fond, de réflexion sur le théâtre. Ce n’est pas quelqu’un comme la plupart, chez nous maintenant et avant, qui fait du théâtre sans réflexion, sans ligne directrice au niveau de son travail et sans le sens de l’esthétique. Tayeb est l’un des rares à avoir réfléchi sur le théâtre.

Maintenant, c’est à la jeunesse qu’il a laissé le flambeau. Une jeunesse qui devrait aller à la rencontre de l’œuvre de cette grande figure du théâtre. Où est et où en est le théâtre marocain ? Qu’est-ce qu’un théâtre marocain et qu’est-ce que le théâtre tout d’abord ?  Moi je ne vois que du théâtre occidental aussi bien au niveau de la forme que du fond ; il y a plutôt un texte qui fait usage de langue arabe mais pas de l’identité marocaine. Un exemple simple : au niveau du jeu des comédiens, nous avons bien un patrimoine spectaculaire et très intéressant que nous palpons chez «Issawa», «Hmadcha», «Abidat Rma», «Lbssat»… ça c’est du théâtre marocain avec le texte, la forme, les costumes, l’idée… On est plein dedans. Il faut que cette jeunesse puisse admettre que nous avons un patrimoine intéressant et que nous avons marginalisé ou peut-être, qui nous a été aliéné et qui est tantôt bon, tantôt moyen ou excellent. Mais il faut chercher dedans pour prétendre dire : «nous avons un théâtre marocain ». C’est aussi bien entendu légitime de vouloir faire du théâtre, un théâtre universel, ni marocain, ni algérien, ni français. C’est un choix. Mais quand même, nous avons un patrimoine qui est de Tayeb Saddiki et qu’il faudra exploiter davantage.

Quid de la documentation, de l’archivage et de la sauvegarde du théâtre marocain ?

Pour la documentation, nous avons un vrai problème. C’est la raison pour laquelle j’ai écrit le répertoire du théâtre marocain ; je me suis dit que tout va disparaitre. Il y a beaucoup d’hommes de théâtre qui sont en train de mourir. Et demain on racontera n’importe quoi sur le théâtre marocain. Comme on le fait quand on dit : « nous avions du théâtre depuis les années 20. Il en est resté des photos dont on ne connait pas les comédiens parce qu’il n y a pas de vrais centres de documentation. » Et c’est pour cela que je tente de répertorier le théâtre marocain où figurent toutes les troupes du Maroc de 1956 jusqu’à aujourd’hui, avec 1200 photos de spectaclesafin de livrer et d’offrir une idée sur ce qui s’est fait au théâtre ; un entreprise qui m’a pris 10 ans de travail. Aujourd’hui, très peu de troupes ont le souci de la documentation. Il faudra désormais penser à édifier un centre, et c’est bien évidemment au Ministère de tutelle de travailler sur ce projet, qui paraît loin de figurer dans son menu !

Mohamed Nait Youssef

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