Jean Zaganiaris, professeur de philosophie, lycée Descartes de Rabat

Adam Bofary : un roman non-flaubertien

A l’occasion du deux-centième anniversaire de Flaubert, Jean Zaganiaris revient sur son ouvrage Adam Bofary (Editions Onze, 2020) et nous explique ce qu’est un roman non-flaubertien.

Le philosophe Gaston Bachelard définissait la « philosophie du non » non pas comme négation mais comme développement des multiplicités. La géométrie non-euclidienne ne consiste pas à  nier la géométrie euclidienne mais à la compléter, en la confrontant à des surfaces non planes. Cette représentation du « non » peut concerner également la littérature. De la même façon que l’on pourrait définir l’Ulysse de James Joyce ou La liaison de Ghita El Khayat comme des romans respectivement non-homérique ou non-durassien, Adam Bofary se veut être un roman non-flaubertien. Mon livre s’inscrit dans l’ancrage de Flaubert mais considère que cet héritage, à la façon dont en parle le poète René Char, nous a été légué sans testament et peut donc faire l’objet d’usages non prévus par son auteur.

Un jeu avec Madame Bovary

i découvert Madame Bovary de Flaubert en écrivant un autre roman intitulé Un cœur marocain (Marsam, 2018). J’avais apprécié l’histoire, le style, le souci du détail restitué par Flaubert et la dimension sociale du roman, notamment au niveau de la description des mœurs d’une époque, mais j’avais détesté la fin. Le suicide d’Emma ressemblait à une sorte de punition infligée par l’auteur à son personnage et entravait une émulation existentielle entreprise à certains moments de la vie de Madame Bovary. C’est peut-être cela qui m’a donné envie de réécrire le roman de Flaubert, en créant quelque chose d’autre à partir de lui, quelque chose qui m’est propre. Comment réinventer la vie d’Emma Bovary ? Voilà la trame de mon roman, voilà l’enjeu que je m’étais fixé en démarrant ce livre.

Pour créer ou plutôt construire ce roman non-flaubertien, non-bovarien, j’ai commencé par transposer cette histoire se déroulant dans la France provinciale du XIXème siècle au sein du Marrakech des années 2020. L’idée de la déterritorialisation me plaisait bien. Je m’y suis engagé en essayant de peindre la ville ocre d’une manière analogue à celle employée par Flaubert restituant un tableau réaliste de Tostes, Yonville ou Rouen.

Ensuite, j’ai commencé à réfléchir à la façon de transformer les personnages. Homais, le pharmacien, est devenu Halim, un gardien de parking qui vend des drogues dans la rue et l’abbé Bournisien s’est transformé en Boujemal, une sorte de chargé de communication oeuvrant pour le compte d’une clinique privée. Ce choix en a amené deux autres. Le premier a consisté à radicaliser la transformation des personages et à changer Emma Bovary en Adam Bofary. Au départ, le roman devait s’appeler simplement «Madame » et raconter les infidélités d’une femme de la petite bourgeoisie qui s’ennuie au sein d’une époque obnubilée par les réseaux sociaux (ces derniers ont remplacé les livres dans lesquels Emma Bovary cherche une certaine évasion). Mais très vite, guidé sur ce point par mon épouse, je me suis dit qu’il serait plus stimulant de réincarner Emma Bovary en homme et Charles Bovary en femme. Cette femme, je l’ai appelée Shahrazade. J’ai choisi ce prénom à la fois parce qu’on peut le rapprocher de la sonorité de « Charles » et parce qu’Abdelkébir Khatibi en parle comme d’une figure de l’émancipation féminine à travers son activité de conteuse. C’est en ce sens que mon roman comporte de nombreux passages où c’est Shahrazade qui prend la parole, où c’est elle qui raconte l’histoire et pas seulement la voix masculine de Adam Bofary. Du coup, Rodolphe et Léon, les deux amants d’Emma Bovary, sont devenus Rania et Leïla, deux femmes aux personnalités à la fois proches et distinctes du roman de Flaubert. Justin, le commis d’Homais, est devenu un enfant des rues portant un maillot du Raja et en proie à un état de choc.

Ce n’étaient d’ailleurs plus les personnages mais aussi les objets, les lieux, les phrases qu’il fallait transformer, réécrire, inventer. A « la conversation plate comme un trottoir » de Charles Bovary font écho les trottoirs non plats de Marrakech, sur lesquels Adam traine son mal de vivre. Il en est de même pour les Comices transformés en boîtes de nuit ou du « porte-cigares tout bordé de soie verte et blasonné à son milieu ».

Rester fidèle en trahissant

L’enjeu évoqué précédemment se précisait : comment trahir en restant fidèle ou plus précisément comment rester fidèle en trahissant ? Cette question m’a emmené à lire pas mal de choses très éloignées de Flaubert. Au moment où je travaillais sur Adam Bofary, j’ai voulu brancher mon écriture sur des romans tels que L’étreinte des chenilles (Editions Onze, 2018) de Ghizlaine Chraibi évoquant des hommes précaires dans une société matriarcale ou bien Le job (Editions Le Fennec, 2014 ; réédition 2021)de Reda Dalil racontant l’histoire d’une personne recherchant désespérément un emploi. Le roman ouvre aussi un dialogue avec Luciole et Sirius (Editions Hugues Facorat, 2018)de Soumia Mejtia, qui a inspiré un des personnages. « Dans Adam Bofary, je parle aussi d’une amie qui s’appelle Maria ».

Ecrire un roman non-flaubertien, non-bovarien, c’est créer de la multiplicité en le connectant avec des écrits très éloignés du roman Madame Bovary.

Le deuxième choix a été de donner une dimension politique au roman et ne pas se cantonner à « l’art pour l’art » dans lequel s’inscrivait Flaubert. Je voulais sortir d’une conception de la littérature réduisant le travail d’écriture à l’esthétique, assumant une certaine dépolitisation de la production artistique et possédant le souci du voilement, du codage, du sens caché de l’œuvre. Mon roman se situe aux antipodes de ces partis-pris de l’écriture et rend compte sociologiquement et philosophiquement – notamment à partir des analyses de Bourdieu sur l’habitus ou de la position existentialiste de Sartre – de nombre de dysfonctionnements au sein de nos mondes contemporains. Adam Bofary souffre dans l’indifférence générale de ne pas retrouver du travail, d’avoir été licencié par son entreprise comme un malpropre après vingt ans de loyaux services, de ne pas atteindre les ambitions sociales qui sont les siennes. Il souffre de la déconsidération dont il fait l’objet auprès de sa femme, qui est la seule à ramener un salaire dans le foyer. Le roman met en avant d’autres thèmes politiques tels que l’immigration à travers le personnage de Gloria, qui tient un salon de coiffure à Marrakech et qui est loin de représenter une menace pour la société (bien au contraire). Il insiste sur l’importance des trajectoires biographiques, des sociabilités, de la marchandisation de la santé, de l’arbitraire des logiques néo libérales.

La malheureuse opération du pied bot se change en une promotion communicationnelle de la clinique où travaille Shahrazade. Le roman voulait rendre visible nombre de laissés-pour-compte de la ville ocre, quel que soit leur milieu social, et restituer des comportements, parfois en extrapolant un peu mais toujours en s’appuyant sur des données empiriques. J’ai passé plusieurs weekends à Marrakech, à observer les lieux et les pratiques sur lesquelles j’allais écrire, même si l’histoire et les personnages sont fictifs. La dimension politique de mon texte a trait avec la façon de l’extraire d’une écriture purement fictionnelle, consistant à inventer une histoire et à soigner principalement le style sans inscrire cela dans le monde réel qui est le nôtre et plus particulièrement sans être connectée avec les phénomènes intolérables se produisant au sein de la société. J’ai voulu parler de choses qui existaient dans le réel en essayant de les restituer dans ce monde commun où vivent à la fois l’auteur, ses lecteurs et ceux qui ne le liront jamais. Pour reprendre une idée chère à Annie Ernaux, j’ai voulu écrire et non pas forcément faire de la littérature. C’était cela qui était le plus important ; une écriture du réel, une écriture des émotions, une écriture de ce que Najat Dialmy appelle des « tranches de vie ».

Comme l’a montré le philosophe Geoffroy de Lagasnerie dans Un art impossible (PUF, 2020), il y a bien une interpellation éthique et sociale de toute œuvre artistique qui la rend politique, indépendamment des intentions de son auteur. C’est cela qui m’a donné envie d’écrire ce texte sur mon roman à l’occasion du bicentenaire de Flaubert, une sorte de texte sur le texte visant à en expliciter les contenus, à le pédagogiser pour autrui, à en divulguer la signification pour la rendre plus accessible et aussi à en défictionnaliser quelque peu le contenu, en vue de l’ancrer davantage dans le monde social qui est le nôtre.

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