Peut-on inventer une histoire vraie ?

Point de vue

Jean Zaganiaris, professeur de philosophie au lycée Descartes de Rabat

Le recueil de nouvelles de Ali Aït Hmad intitulé «Histoires vraies» n’est pas constitué de récits imaginaires, de péripéties inventées. Comme l’indique son auteur, ces histoires sont liées à des expériences vécues par des acteurs bien réels, évoluant dans le monde qui est le nôtre. Toutefois, les apparences sont souvent trompeuses.  Et si la formulation «Ceci est une histoire vraie» de Ali Aït Hmad était une phrase à la Magritte, ce fameux peintre qui indiquait dans un tableau représentant une pipe que «Ceci n’est pas une pipe» ? Ce recueil de nouvelles prétendant écrire le réel s’inscrirait peut-être avant tout dans la fiction. A travers ces histoires vraies, l’auteur nous livrerait un passionnant jeu littéraire ayant pour but de stimuler l’imagination du lecteur en le confrontant à l’ambivalence de la société marocaine.

Faut-il croire un écrivain qui nous dit que toutes les histoires qu’il raconte dans son recueil sont vraies ? Nous partirons de l’idée que notre collègue Ali Aït Hmad n’est pas un menteur et que nous avons toutes les raisons de le croire lorsqu’il dit que les faits rapportés dans son ouvrage sont véridiques. Toutefois, s’arrêter là serait un peu facile. Que signifie raconter une histoire vraie ? Comment écrire en s’inspirant des faits réels ?  Si l’on regarde bien la couverture du livre d’Ali Aït Hmad, on voit qu’il s’agit de nouvelles, c’est-à-dire d’un genre littéraire à part entière et non d’une quelconque entreprise autobiographique ou d’un simple témoignage. Dès lors, la question posée serait de savoir comment est-ce qu’un auteur fait de la littérature en utilisant un matériau provenant du réel.

Cette façon d’écrire de la littérature en se confrontant à la réalité du monde peut être pensée à partir des analyses du philosophe Geoffroy De Lagasnerie. Dans une conférence intitulée « Penser l’art dans un monde mauvais », il interroge un art qui réduirait au minimum la part de réalité au sein de la fiction et se confronterait aux faits tels qu’ils ont réellement eu lieu. Il cite en exemple Annie Ernaux pour qui, lorsqu’il a été question d’écrire sur sa mère et la position sociale qui a été la sienne, le recours au roman était impossible car il aurait embelli ou transformé le réel. C’est dans cette perspective que s’inscrit selon nous ce beau recueil de nouvelles publié par Ali Aït Hmad lui-même, montrant que l’autoédition pouvait également compter en son sein des ouvrages de qualité.

L’intérêt de « Histoires vraies » se trouve dans le regard de l’écrivain sur le monde et son refus de rester indifférent non seulement face aux injustices mais aussi à l’égard de ces petits moments de grâce, parfois quasiment imperceptibles, qui peuplent notre quotidien et de ces gens formidables, parfois discrets, qui rendent l’existence meilleure. Le recueil restitue l’atmosphère de certains bidonvilles, notamment celui de Douar Doum, du Marabout Sidi Boubnina du Chella ou de certains quartiers tels que Youssoufia à Rabat, où l’on y trouve un mariage qui n’a pas eu lieu car le futur marié est un imbécile ou bien un colosse dont les traits de caractère ne sont pas ce que l’on imaginait forcément. Des textes tels que « L’étudiant » nous montrent de l’intérieur l’ordinaire des gens humbles et leurs lieux de vie au Maroc, et méritent en effet d’être confrontés au réel de la société marocaine : « Les taudis s’alignaient à même les rails du train. Il suffisait de quitter la gare pour être chez lui. Je fus choqué. Un lieu sordide. Des ruelles exiguës. Des égouts à ciel ouverts. Il vivait avec sa mère. Elle me salua puis disparut. Les murs étaient faits en bois de caisson de légumes, de morceaux de tôles corrodés. Le toit était bas. Nos têtes l’effleuraient. On avait pris soin d’y fixer des morceaux de plastique car l’eau dégoulinait quand il pleuvait. Je ne savais que penser, ni que dire ». Ces silences interrogatifs et émotionnels du réel par un personnage dont on ne sait pas s’il s’agit de l’alter ego de l’auteur ou bien d’un être fictif inventé qui rend le témoignage littéraire possible sont un des fils conducteurs du recueil. Ils interpellent le lecteur et dressent le jeu fictionnel qu’Ali Aït Hmad élabore avec brio dans son ouvrage. D’autres atmosphères de la société marocaine sont restituées, notamment celles du cimetière du Chella, la nuit, où deux jeunes adolescents assistent au repas des sans-abris sur les tombes qui leur servent de table. On y voit aussi un salon de coiffure sombre où celui qui coupe les cheveux est aveugle ou bien un bloc opératoire où le manque d’hygiène est criant. Le milieu hospitalier est décrit d’une manière inquiétante dans les nouvelles « Chez l’épicier » ou « La grande dame » où l’auteur parle d’une infermière caissière et de la marchandisation de la santé. La littérature est bel et bien un miroir renvoyant le reflet du réel où évolue l’écrivain et ses lecteurs.

De nombreuses nouvelles du recueil jouent avec l’ambivalence de la réalité sociale, comme « Notre professeur de français » mettant en perspective le mépris d’un enseignant de français vis-à-vis des Arabes et d’un enseignant d’arabe vis-à-vis des Français ou « Le grand frère » où une femme qui a été surprise par le petit frère de son amant fait des cadeaux à ce dernier pour qu’il ne raconte à personne les choses qu’ils croient avoir vues mais qui, d’après elle, n’étaient pas du tout vraies. D’autres nouvelles rendent simplement compte du charme de certains moments d’existence, notamment « Ton fils a besoin de toi » décrivant l’image de ce père très occupée qui amène néanmoins son fils regarder Maroc-Côte d’Ivoire au café alors qu’il se moque complètement du football ou bien « La prime » évoquant cet homme faisant un don à une vieille dame malade qui pourra se soigner grâce à lui. Certaines nouvelles mettent en avant des injustices sociales, notamment celles des personnes démunies ou frappées par le sort, mais aussi les êtres stigmatisés ou méprisés socialement. On y voit parmi les métiers difficiles et précaires celui d’enseignant ou de directeur d’école, notamment dans le monde rural, comme le montre la nouvelle « Monsieur le Directeur de l’école publique, chapeau ». Le contexte du COVID est également évoqué, notamment à travers le portrait de cette ouvrière de Casa, cas contact, qui découvrira sa positivité après un long voyage en bus l’emmenant faire son isolement chez sa famille.  

L’une des plus belles histoires du recueil, et sans doute l’une des plus émouvantes, est celle intitulée « Le pantalon », racontant l’histoire de Karim, un enfant des classes populaires à qui on a offert en cadeau un beau pantalon pour le féliciter d’avoir eu son brevet mais qui verra son présent tomber malheureusement dans la mer. Lorsqu’il tente de le remettre, celui-ci a rétréci, montrant par-là que dans la vie rien ne dure, ni les cadeaux, ni les amis, ni les joies de la reconnaissance sociale. Nous pourrions aussi citer la nouvelle « Adam », racontant l’histoire d’un enfant doué au football mais qui n’est pas retenu les jours de match car il n’appartient pas aux grandes familles : « Le jury annonça les résultats finaux, où les noms avaient des sonorités bien officielles, bien connues, de bonnes familles. Adam n’était pas pris. Des membres du jury, passant à côté d’Adam, lui caressèrent les cheveux, comme pour s’excuser. Sur le chemin du retour, Adam, qu’on sentit plus grand et plus mûri par cette expérience, fit à son père le vœu suivant : « Papa, on nous a traînés pendant toutes les vacances d’été. On nous a rejetés parce qu’on n’a personne pour les appeler et me recommander. Papa, je ne jouerai plus jamais au foot. Je ferai du judo. Là, personne n’est recommandé. Si quelqu’un ose se faire recommander, qu’il vienne se mesurer à moi ». Ces propos montrent de quelle façon certains talents sont tués par une société du piston et du réseautage, et interroge les possibilités d’une reconnaissance sociale en dehors des connivences. Cela vaut pour la littérature et le monde des arts. Merci, Ali, pour ce très beau recueil.   

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