«La foule ne pense pas!»

Il faut voir et revoir Furie de Fritz Lang. Surtout au moment où la référence à la masse, au peuple, à la foule… a tendance à  remplacer l’argumentation et le débat démocratique. Ce film est fabuleux, fascinant du point de vue de l’analyse qu’il propose de la folie qui s’empare des foules enflammées par le discours de la haine. Sur le plan de l’histoire du cinéma, Furie est le premier film de la période américaine de fritz Lang, il a été réalisé en 1936.

 On sait que c’est un cinéaste allemand né à Vienne en décembre 1890 ; il meurt à Los Angeles, en Californie, en 1976. Il étudie au départ la peinture notamment à Paris où il fréquenta les salles de spectacle. La première guerre mondiale interrompt ce processus. Blessé, il se met, à l’hôpital, à écrire ses premiers scénarios. C’est en 1919 qu’il réalise son premier long métrage. S’en suit alors une période florissante signant de véritables chefs-d’œuvre inscrits dans le sillage de l’expressionnisme allemand ; on peut citer Metropolis, la trilogie du Docteur Mabuse et surtout M le maudit. En 1933, les nazis  arrivent au pouvoir et interdisent un film de Lang. Néanmoins le chargé de la culture, l’hitlérien Goebbels lui propose la direction du département du cinéma du nouveau régime. Le soir même Fritz Lang s’enfuit et part en exil ; en France d’abord, aux USA enfin où il s’établira définitivement.

Les premiers scénarios qu’il propose aux Majors, aux grandes compagnies américaines sont refusés. Il parvient finalement à tourner Furie (1936). Le film malgré son contexte hollywoodien porte les empreintes d’un auteur confirmé. On y retrouve sa thématique récurrente et le regard qu’il porte sur l’Amérique et sur le fameux américain way of life. Un regard critique marqué par ce que l’auteur avait relevé comme dérive sous le régime nazi. Notamment autour de ses deux thèmes récurrents, la culpabilité et la mise en accusation. En évoluant dans le temps et dans l’espace, son cinéma se nourrit de nouvelles situations pour maintenir une certaine cohérence à travers le retour de figures obsessionnelles et de personnages emblématiques. C’est l’Amérique en fait qui se reflète dans ce miroir que lui tend le cinéaste, lui offrant un rituel exorcisant ses obsessions les plus flagrantes, les plus intimes.

En quelques plans, en mobilisant les moyens du décor et de l’éclairage, les premières scènes de Furie nous situent le contexte : ce couple qui se promène le soir dans une ville et s’arrête devant une vitrine exprime le rêve américain : accéder à un niveau de consommation et à un statut. Le pompiste Joe renvoie à cet esprit pionnier américain : travailleur à l’usine, il se met à son compte et achète une voiture pour rejoindre sa fiancée. Sur cette voie il est arrêté et accusé d’un kidnapping par la population d’une petite ville qui veut le lyncher, et brûle la prison où il était détenu. La caméra de Lang filme ces moments de déclenchement de l’hystérie qui s’empare de la foule furieuse avec rigueur amplifiant par les mouvements d’appareil la violence en marche vers l’acte fatal : cadrage serré, contre-plongée, gros plans et par le recours au  montage illustratif, incitatif. Par exemple lorsqu’il n’hésite pas à insérer au milieu de plans descriptifs de la foule, en pleine discussion, des plans de poules; nous rappelant par ce procédé la célèbre métaphore chaplinesque dans l’ouverture des Temps modernes ( plan de la foule / plan des moutons). L’esthétique contribue ainsi à faire le procès de la foule et  nous propose un verdict avant le procès qui va se tenir pour juger les coupables. La caméra de Lang nous situe de son côté et nous pousse à réagir,  à adopter son point de vue pour condamner la populace déchaînée. Le jeu d’éclairage fait des plans de la foule une vision cauchemardesque. Deux moments saisissables d’ horreur: quand le film alterne les plans de la prison assiégée avec le plan d’une femme prenant son enfant dans ses bras pour qu’il voit mieux ; ou encore ce plan d’un garçon mordant à pleines dents dans son hot dog comme pour mieux exprimer le sentiment de la foule devant le saccage et le lynchage. La fiancée de Joe ne comprenant pas ce qui arrive s’effondre évanouie ; plus tard elle se contentera de dire désabusée et désespérée  “la foule ne pense pas”.

Mohammed Bakrim

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