La loi et l’avortement : Double peine et violence à l’encontre des femmes

Par Touria Skalli, gynécologue, membre du BP du PPS

Le 27 novembre de cette année a débuté au Maroc la 21ème campagne nationale de lutte contre la violence à l’égard des femmes et des filles, sous le slogan: « La violence est condamnée, mobilisons nous pour la signaler en tous lieux »

Ce rendez-vous annuel dans les médias pour sensibiliser la société à la violence partout où elle se trouve, est à saluer vivement. Mais certaines violences se trouvent là où on ne les cherche pas, car elles sont légitimées par la loi !

Je veux aborder en particulier ici la loi criminalisant l’avortement dans notre vieux code pénal datant de 1962, qui est une véritable violence contre les femmes confrontées aux grossesses accidentelles, ou dangereuses pour leur santé physique et mentale (ou celle de leur famille).

Le Code Pénal marocain est complètement dépassé, qui consacre pas moins de 10 articles à ce sujet, dans son Chapitre VIII intitulé: « Des crimes et délits contre l’ordre des familles et la moralité publique ». Il n’a fait que reprendre le code français des années 1920. La loi a profondément évolué depuis…mais en France !

Il est utile de rappeler le contexte au début du XXème siècle, pour comprendre de quelle loi nous avons hérité dans notre pays. A cette époque la fécondité était en baisse en France, de 40% entre 1800 et 1914, encore plus que dans les autres pays d’Europe. Un discours politique émergeait alors du traumatisme de la Première Guerre mondiale et ses 1 400 000 morts, associant la défaite à la faible fécondité et la décadence morale : la loi du 31 juillet 1920 condamnait la « femme avortée » à la réclusion, et quiconque aurait provoqué un avortement aux travaux forcés. Elle interdisait aussi « les discours » et toute forme d’information et de

« publicité » qui pourraient « provoquer au crime d’avortement ». La loi visait également les promoteurs de la contraception, donc toute personne qui propageait des informations

« propres à prévenir la grossesse » !

Et chez nous, au Maroc du XXIème siècle ?

Ce rappel est nécessaire pour bien comprendre que le code pénal marocain n’a pas été une loi conçue par les instances législatives marocaines, et n’a pas répondu à des objectifs ciblés dans notre pays. Ni Charia ni considération de la guerre n’y ont obéi!

Bien au contraire, le Maroc a fait face avec succès dans les années post indépendance à la démographie galopante, dont on redoutait les conséquences néfastes sur la pauvreté, l’éducation, la santé et l’emploi.

L’accès libre et généralisé à la contraception pour toutes les couches sociales de la population a permis d’abaisser le taux de fécondité, de 7,2 enfants par femme en 1962 à 2,38 en moyenne selon les chiffres du Ministère de la santé en 2021.

La loi marocaine du 1er juillet 1967, a supprimé toutes les dispositions pénales interdisant la contraception. Feu le Roi Hassan II avait organisé une Conférence Internationale des Oulémas (1971), qui a validé la contraception hormonale (la pilule), les DIU (le stérilet), et même la ligature des trompes.

Le Maroc a donc su évoluer avec les nécessités de son époque, dans l’intérêt bien compris de

notre société !

Mais pour ce qui est de l’avortement, pratiquement rien n’a changé dans la loi, réprimant aveuglément et la femme et ceux qui voudraient l’aider en cas de grossesse subie et non désirée!

Il serait fastidieux de citer tous les articles qui restent en vigueur dans notre code pénal, mais on peut les résumer ainsi :

Ce sont des peines lourdes de prison (articles 449 à 458) contre la femme, les médecins, les aides et para médicaux, pharmaciens ou intermédiaires, avec interdiction de toute publicité ou débat en faveur de l’avortement !

Par ailleurs, l’article 446 du même code pénal permet de lever le secret médical en cas

d’avortement, d’où la délation en toute impunité qui a augmenté ces vingt dernières années.

Le « conservatisme » ambiant a favorisé cela, avec à la clé des arrestations de femmes et de médecins. Si en 2018, il y avait eu 73 personnes poursuivies pour délit d’avortement, les derniers chiffres que j’ai pu obtenir du Ministère de la Justice sur les années 2020 et 2021 en

réponse à une question écrite du groupe du PPS au parlement : 62 affaires et 81 personnes poursuivies en cours d’appel, 350 affaires et 558 personnes poursuivies au tribunal de 1ere instance !

Ce ne sont là que les cas poursuivis en justice, car il y a des milliers de cas qui sont pratiqués en dehors de la loi, les avortements clandestins, que la société civile estime à plusieurs centaines par jour. Malheureusement il n’y a pas de statistiques officielles, alors qu’il y a des techniques d’enquêtes qui pourraient permettre au moins d’approcher la réalité.

Un seul article, le 453, stipule que l’avortement n’est pas puni, c’est l’avortement médical en cas de nécessité pour préserver la vie ou la santé de la mère, ce qui reste largement sujet à interprétation dans la pratique.

L’Organisation Mondiale de la Santé définit la santé comme étant un état complet de bien- être physique, mental et social…mais cela n’est jamais pris en compte et les services de santé publique ou privés ont peur ou ne souhaitent pas procéder à ces actes dont la légalité n’est pas clairement définie.

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Mais depuis 15 ans environ des voix s’élèvent pour dénoncer les drames des avortements clandestins.

En 2015 SM le Roi Mohamed VI donnait ses hautes instructions pour inclure quelques situations où l’avortement serait autorisé : viol, inceste, handicap mental et anomalies graves du fœtus. Dans son message il qualifiait cette question comme étant devenue « une affaire médicale par excellence »

Malheureusement les courants conservateurs alors aux commandes du gouvernement ont freiné toute avancée en la matière. Le Projet de code pénal de 2016 n’avait rien modifié dans l’approche « atteinte à la moralité publique et l’ordre des familles ». Il avait même introduit des conditions excessives pour autoriser l’avortement, comme par exemple l’exigence d’une attestation d’ouverture de procédure judiciaire en cas de viol ou d’inceste ! Et d’ajouter qu’il devait être fait état du « sérieux et de l’authenticité » de la plainte (sic!). Or nous savons que ces situations restent un tabou dans la société, avec la honte qui s’abat sur la victime et sa famille voire sa tribu ! Le silence reste difficile à briser, seulement 3% des femmes sexuellement agressées portent plainte selon une enquête menée par le HCP* en 2019!

Durant mon mandat au parlement j’ai élaboré une proposition de loi en 2018 : cette proposition de loi plaçait la question de l’avortement dans un cadre de Santé à l’instar des lois ayant un volet bioéthique tels le don d’organe ou encore la Procréation Médicalement Assistée (fécondation in vitro et autres techniques modernes pour traiter la stérilité).

Le titre en était « L’encadrement légal de l’interruption médicalisée de la grossesse », pour bien resituer cette problématique. Mais après lecture en commission devant le Ministre de la santé, cette proposition de loi a été bloquée, et n’a jamais été soumise au débat ni au vote !

Du fait des lois actuelles, les avortements clandestins continuent à mettre en danger la vie et la santé des femmes, des familles et des enfants et des jeunes filles, elles en arrivent parfois au suicide, ou encore à l’infanticide ou à l’abandon de leur enfant. (Enfants poubelles, 24 par jour dans certaines statistiques du ministère). La question concerne souvent des adolescentes, qui sont une tranche de population fragile et qui méritent un accompagnement psychologique et médical attentif pour préserver leur santé physique et mentale pour leur futur.

Nous pouvons en tirer la conclusion suivante: il est nécessaire de concevoir un texte juridique relatif à l’avortement loin du code pénal et des considérations de « moralité publique ». Seule la femme assume la double peine, de supporter une grossesse et d’élever seule un enfant avec tous les risques de maltraitance et de rejet par la famille et la société, ou de l’abandonner à la naissance lorsque toutes les issues se ferment pour elle. Ou alors c’est le recours à un avortement clandestin aux conséquences graves parfois pour sa santé physique et psychique, pouvant entrainer la mort dans certains cas ! L’homme, partenaire obligatoire pour qu’une grossesse survienne, n’est ni poursuivi, ni jugé, ni amené à prendre ses responsabilités en cas de naissance d’un enfant après un viol ou un abus de confiance, ou lors de relation en dehors des liens du mariage. C’est donc bien une violence de la loi à l’encontre de la femme et seulement elle!

Il s’agit de mettre en place une loi qui mette au cœur des préoccupations la santé de la femme enceinte, selon le principe de santé tel que défini par l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), c’est-à-dire :

« Un état de complet bien-être physique, mental et social, qui ne consiste pas seulement en

l’absence de maladies ou d’infirmité ».

Il est clair que le Code pénal doit effectivement criminaliser l’avortement, mais dans un seul cas, c’est l’avortement forcé sur des femmes enceintes, souvent dans un contexte de violence, mettant en danger leur santé, quelle que soit la qualité de ces personnes.

Car il s’agit là d’un crime d’avortement dont la victime est la femme enceinte.

Mais la violence de la double peine, celle de garder neuf mois une grossesse non désirée, par exemple chez une femme non mariée et qui ne souhaite pas cette grossesse, ou d’un couple marié mais qui ne veut pas ou plus d’enfant, d’un échec de contraception chez une femme qui vient juste d’accoucher et ne peut supporter une autre grossesse ou avec un enfant porteur de malformation grave …

Ou encore lorsqu’il s’agit d’une grossesse résultant d’un viol, d’inceste ou d’un abus de confiance : La deuxième peine sera encore sur la femme : le regard de la société, qui pousse au suicide parfois, l’abandon d’enfant ou encore l’avortement clandestin dans des conditions psychiques et physique insupportables… Alors que ces femmes auraient besoin du soutien de la société et du corps médical.

Malheureusement l’actualité nous révèle parfois cette violence, telle la mort horrible l’an dernier de la petite Meryem âgée de 14 ans sur une table de cuisine, où elle était charcutée à vif par trois personnes pour la faire avorter!

Abolir la criminalisation de l’avortement, voter une loi médicale qui autorise l’avortement en

toute sécurité, c’est à ce prix qu’on pourra sauver des femmes de cette violence.

Alors on pourra parler d’égalité et de dignité pour la femme, car le plus souvent l’homme n’assume aucune responsabilité et ne se sent même pas concerné. Une double violence et une double peine pour les femmes, il faut que cela cesse !

L’avortement sécurisé – donc médicalisé et autorisé par la loi- est un droit à la santé pour les femmes garanti par la constitution (art 31). Et l’IVG -interruption volontaire de grossesse- est du registre des libertés fondamentales des femmes, en cas de détresse psychique et sociale

lors d’une grossesse non désirée, et qui menace certaines catégories de femmes ou de filles de sombrer dans la précarité, et qu’il faut protéger (art. 34).

Il est grand temps aujourd’hui en 2023 de regarder les réalités dans notre pays et sortir du déni. Actuellement la parole se libère sur ces questions : documentaires, films, écritures féminines, et aussi sujet timidement abordé dans les congrès scientifiques médicaux dans notre pays.

Il est temps que ça change !

Il est temps de sortir l’avortement du code pénal, l’intégrer dans une loi de santé et supprimer l’alinéa concernant le secret médical (446 du code pénal) qui est la cause des dénonciations de l’avortement !

Il est temps de réveiller les politiques, de réveiller les institutions, le ministre de la santé, le ministre de la justice ! De réveiller les institutions religieuses et les oulémas pour pouvoir appliquer le principe bien connu en Islam : choisir le moindre entre deux maux, et autoriser l’avortement médicalisé si la grossesse met en danger la vie ou la santé de la mère.

Il est temps de prendre en compte la volonté de la femme ou du couple de poursuivre ou non une grossesse!

Aucun gouvernement n’a accepté à ce jour de se pencher sérieusement sur cette question, il est grand temps d’y apporter une solution, loin de toute considération électorale, car c’est une affaire sérieuse qui mérite toute l’attention.

Il est temps d’en finir enfin avec cette violence et la double peine à l’encontre des femmes.

*Source : HCP, Enquête Nationale sur la Violence à l’encontre des femmes et des hommes 2019

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