La stratification sociale

Par : Abdeslam Seddiki

Comment la société marocaine s’est-elle restructurée et quelles sont les catégories et classes sociales qui la composent ? Question on ne peut plus délicate  et dont la réponse demande des enquêtes sur le terrain et des études multidisciplinaires pour appréhender une réalité sociale par définition complexe. Surtout quand on a affaire à une société en transition.  On se hasardera à présenter une première lecture qui demande à être affinée à l’avenir.

Partons d’abord d’une évidence : le caractère dominant du mode de production capitaliste et de la production marchande en général.  Qui dit dominant ne dit pas nécessairement exclusif. Ainsi, à côté du capitalisme en tant que système dominant, existent d’autres formes et modes  de production telles que la petite production marchande (paysannerie, artisans, petit commerce…) et autres activités dites indépendantes.

Les deux classes fondamentales qui caractérisent le mode de production capitaliste sont la bourgeoisie et la classe ouvrière. Ce sont les deux faces de la même médaille et aucune d’elles ne peut exister sans l’autre.  Une classe sociale se définit comme un vaste groupement de personnes qui se distinguent par leur position par rapport aux moyens de production, leur rôle dans l’organisation sociale et leur niveau de conscience sociale.  Entre la bourgeoisie et la classe ouvrière, la ligne de démarcation est la possession ou non des moyens de production. Ces deux composantes sont relativement récentes. Leur histoire est liée à celle du capitalisme dont la naissance remonte au protectorat. Rappelons que les premières unités capitalistes ont vu le jour dans les mines et l’agriculture avant de s’étendre aux industries de transformation surtout à partir des années trente du siècle dernier.

Bien sûr, chaque classe sociale se désagrège en couches et strates. Au sein de la bourgeoisie, on peut distinguer la bourgeoisie financière, la bourgeoisie industrielle, la bourgeoisie agraire, la bourgeoisie commerciale. Une autre distinction tient au volume du capital et à l’assise financière : on parle dans ce cas  de grande, moyenne et petite bourgeoisie.   Entre ces différentes fractions, peuvent apparaitre des contradictions secondaires mais jamais antagoniques.  Cependant, force est de constater  que la classification d’antan distinguant bourgeoisie compradore et bourgeoisie nationale n’a plus raison d’être à l’ère de la mondialisation et de la complexification des alliances entre le capital national et le capital étranger.

Pour ce qui est de la classe ouvrière,   comptant à peu près 5 millions de personnes, elle  se compose de travailleurs manuels et de travailleurs qualifiés avec une  dominante de la première catégorie. C’est plus une  «classe sociale en soi» qu’une «classe sociale pour soi»: la différence entre les deux réside dans la conscience sociale. C’est une classe peu organisée  sur les plans syndical et politique en dépit du rôle historique qu’elle a joué dans la lutte pour l’indépendance et dans les différentes luttes sociales après l’indépendance.  Cette composante de la classe ouvrière non organisée et non engagée politiquement forme ce qui est convenu d’appeler le «lumpenprolétariat» qui est le vis-à-vis- de la «lumpenbourgeoisie» pour reprendre la terminologie d’un auteur latino-américain (André Gunder Frank). C’est une caractéristique propre au capitalisme périphérique.

A côte de ces deux classes fondamentales qui structurent le champ social et qui sont loin d’imposer leur hégémonie au sens gramscien du terme, on trouve : les paysans sans terre et la petite et moyenne paysannerie dans les campagnes, les artisans et les petits commerçants dans les villes. La paysannerie vit sous la menace de se voir dépossédée de ses terres et se verra jetée dans les rangs du lumpenprolétariat. Les artisans sont menacés en permanence par la concurrence  des produits industriels. Les petits commerçants risqueraient, à leur tour,  de disparaitre  avec le développement des grandes surfaces et des  grandes chaines de distribution. Ces couches sociales sont dans une position défensive et mènent des activités qui assurent dans le meilleur des cas leur survie et celle de leur famille. Elles sont sous la menace permanente de   l’extension des rapports de production capitalistes.

Au niveau de la représentation  politique de ces forces sociales, on constate soit une sous-représentation, soit un amalgame d’identification et d’appartenance.  Les seules catégories relativement bien organisées sont les professions indépendantes représentées par des conseils nationaux élus d’une façon démocratique : avocats, médecins, architectes, notaires, artistes, écrivains….  Les classes populaires – ouvriers, artisans et petits commerçants- sensées être du côté des partis de gauche, votent plutôt en faveur des partis conservateurs de droite. Même la couche des intellectuels, traditionnellement engagée à gauche, se détourne vers les partis traditionnels et conservateurs. Ce phénomène de «retraditionalisation» de la société marocaine et du retour à un passé mythifié  inquiète fortement. Il freine l’évolution sociale et empêche l’émergence de nouvelles dynamiques de progrès social et d’émancipation des esprits. Une société qui tourne le dos à la rationalité est vouée à la stagnation et au pire à la régression.

Aussi, dans l’étape actuelle que traverse la société marocaine,  la contradiction principale est double :   celle qui oppose capital et  travail et  celle qui se situe au niveau de la position par rapport à la rationalité et à la liberté de pensée. Et c’est par rapport à cette double contradiction que les forces politiques doivent se positionner pour lever tout amalgame et agir dans la clarté. A quoi bon de se déclarer de  gauche si on ne dispose pas d’une pensée rationnelle et libérée des tabous ? C’est dire aussi  combien on a besoin d’un courant de pensée libéral  et d’une bourgeoisie porteuse d’un projet de société qui s’identifie à ce courant.

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