«Le théâtre est politique par essence non par instrumentalisation»

Il est l’incarnation du métier d’intellectuel. Driss Ksikes est écrivain, essayiste et dramaturge, qui de plus est passé par la case du journalisme. Auteur d’une multitude de pièces théâtrales dont «Pas de mémoire, mémoire de pas», «Le saint des incertains», «Pomme noire», «IL/Houwa» et «180° degrés», il enseigne actuellement « la littérature africaine à l’ère des réseaux sociaux» aux Etats-Unis, au prestigieux Weinberg College of Arts and Sciences dans l’Illinois.

Vous publiez des pièces depuis vingt ans et vous vous définissez comme «un homme libre qui écrit». Quel est votre philosophie par rapport à l’écriture théâtrale?

Mes lectures, mes quelques écrits et mon expérience, courte en comparaison avec celle qu’exige le long apprentissage de l’écriture théâtrale, m’ont amené à croire à quelques constantes. La première est que le théâtre est avant tout énergie, avant d’être discours. Sa parole est performative. Les mots et les silences qui ponctuent un texte théâtral sont voués à l’oralité, à l’organicité puisque portés par le corps d’un comédien, et bien entendu censés être le ferment d’une tension dramatique. Le deuxième est que le théâtre est politique par essence non par instrumentalisation. Aussi, il est nécessaire de ne jamais sacrifier la poésie et le beau et de savoir que l’acte même de donner à voir, entendre et sentir des humains en conflit ici et maintenant, est un acte hautement politique en soi. La dernière est que le théâtre est le lieu d’une pause dans la cité et en cela, le texte est appelé à procurer du plaisir et donner à réfléchir.

Croyez-vous à la possibilité du compromis autour du script d’une œuvre entre l’auteur et une tierce partie ? Dans ce sens, cela ne limiterait-il pas la marge de créativité de l’auteur que de se voir influencé, même s’il l’accepte sciemment?

Le texte de théâtre est une promesse écrite qui ne se matérialise que par l’entremise du metteur en scène, des comédiens et de la machinerie théâtrale. Il est par essence le produit d’une collaboration. Même si j’ai pu à mes débuts croire à l’idée de donner à monter un texte fini, écrit en isolement, j’ai compris, chemin faisant, que dans la phase de création du texte, il est important de passer par l’épreuve du plateau pour en tester le rythme, la sonorité et le lexique. Il ne s’agit pas là de céder un quelconque pouvoir sur l’œuvre, mais de saisir que ce n’est pas un texte littéraire qui sera lu à part, mais une mécanique verbale et relationnelle qui doit fonctionner. Je ne pense pas cela en termes de soustraction de pouvoir mais comme une addition de sensibilité.

Les partisans de l’écriture théâtrale «sur commande» louent son pouvoir de faire gagner le théâtre en attractivité. Êtes-vous d’accord sur ce point?

J’aime détourner les commandes, jamais les prendre au pied de la lettre. Le principe étant de ne pas accepter les commandes coûte que coûte mais de voir s’il y a lieu de se les approprier à partir de son univers à soi. Mais il serait injuste de croire qu’il y un dogme arrêté sur ces questions. Il ne faut pas oublier que plusieurs de grands dramaturges qui ont longtemps collaboré avec des compagnies de théâtre n’ont pas écrit uniquement à partir de leur désir ou inspiration mais parfois d’une idée soufflée par un tiers, voire une demande externe qu’ils ont su apprivoiser.

«DABATEATR citoyen», projet que vous codirigez depuis 2009, s’est bien forgé une réputation solide depuis le temps. Comment pouvez-vous nous résumer cette expérience, sa portée et son apport au théâtre marocain?

Nous avons conçu ce programme, Jaouad Essounani et moi-même, avec le soutien de l’Institut français de Rabat, après sa mise en scène de ma pièce, Il/Houwa, dans le but d’apporter à la cité, au-delà d’une création épisodique, une proposition mensuelle, ritualisée. Je ne parlerai, dans ce cadre que de l’activité phare de ce programme, Lkhbar f’lmasrah qui a duré de 2009 à 2012. Le principe est le suivant : partir de l’actualité pour faire théâtre, à partir d’un atelier d’écriture, d’une douzaine de jours de répétition, pour proposer à un public fidélisé et élargi, moyennant 20 dh, un moment de spectacle et de débat. Non seulement, il n’y avait pas assez de places pour tout le monde mais le travail mené en darija, avec un effort esthétique sur les formes, et un souci éthique d’échange, ont permis à des comédiens aujourd’hui tous connus, de s’exercer continuellement, aux citoyens d’avoir un regard décalé sur ce qui se passe autour d’eux, et à Dabateatr de démontrer que le théâtre n’est pas un luxe divertissant mais une nécessité revigorante.

Iliasse El Mesnaoui

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