Les Mille  et une mains de Souheil Benbarka (1972)

Il était une fois….le cinéma

Comment filmer les gens d’en bas, le peule au travail ; les sans voix et les sans images ? Le travail (manuel s’entend) a été une des grandes thématiques revisitées et problématisées par le cinéma. Objet de représentations  filmiques, il a dans ce sens suscité vifs débats et a généré ses titres de noblesse comme l’incontournable Les temps modernes de Charlie Chaplin.

Dans le cas marocain,  grosso modo, je dirai que l’ouvrier en tant que corps social est une catégorie sous représentée au cinéma ; au cinéma narratif dominant. C’est dire l’effet et l’impact créés par la sortie du film Mille et une mains de Souheil Benbarka en 1972. C’est son premier long métrage qui ouvre la voie à une riche et importante carrière dans le cinéma en tant qu’acteur majeur du secteur à la fois comme cinéaste, producteur, exploitant et également comme premier responsable du cinéma, directeur du CCM pendant une période de transition importante.

Mille et une mains a très vite séduit le public des cinéphiles en attente d’un cinéma national nouveau et engagé dans l’esprit des années 1970. Le film de Benbarka allait ainsi susciter vifs débats par l’originalité de sa démarche globale qui a séduite tout en amenant des interrogations articulant politique et esthétique. Car le film exprime bien un message clair et il est porté par des choix clairs au niveau de son écriture cinématographique. Je peux résumer cette démarche initiale de l’auteur par l’ambition d’un cinéma ancré dans une réalité précise mais tout en étant ouvert sur l’universel. En d’autres mots : une problématique spécifique ; celle de l’exploitation éhontée de la classe ouvrière du secteur du textile dans un langage cinématographique qui aspire  à l’universalité.  Pour ce faire, on y trouve une combinaison à la fois de la fiction de gauche à la française (un univers quais manichéen) et une filiation au réalisme à l’italienne dont le cinéaste a été certainement imprégné durant sa formation et son travail à Rome. La force du film est que ces différents choix, thématiques et artistiques s’insèrent dans une démarche cohérente qui en font, in fine, l’un des chefs d’œuvre de notre cinématographie, reconnu et réconforté par de nombreux prix prestigieux.

Le film s’ouvre in medias res, en pleine action avec les images d’une voiture traversant la ville avec abord deux hommes, aux allures officielles, encadrant un troisième qui apparaît  blessé. Une ouverture qui nous situe déjà dans l’ambiance d’un thriller politique et on comprendra très vite que ce sont des policiers qui emmènent le jeune teinturier Miloud qui vient de commettre l’irréparable pour exprimer sa révolte. Il est le fils ainé de Mouha un teinturier qui transporte manuellement des paquets de fil de laine pour leur donner différentes colorations. Cette fin tragique à laquelle renvoie la scène d’ouverture est signifiée doublement, au niveau du signifié par l’arrestation de Miloud et au niveau du signifiant par la récurrence des images de murailles qui instaurent une ambiance d’enfermement. Le récit va évoluer dans un univers fermé sur lui-même dont la seule issue, le seul horizon reste la folie (le premier personnage qui parle dans le film est le «fou» du village), la mythologie populaire (le voyage cathartique de la famille de Mouha vers le moussem) ou la violence. La dramaturgie sera imprégnée de cette ambiance avec un rythme quasi documentaire quand il s’agit le milieu des teinturiers, la durée des plans épousant de près le gestuel des artisans et ouvriers. L’autre élément expressif est le travail de l’image avec une évolution de l’usage des couleurs dominantes suivant la progression du drame, en passant des couleurs ouvertes et chaudes aux couleurs sombres et froides.

En contre-champ, l’univers des propriétaires est montré dans sa fonction dichotomique qui l’oppose au milieu des teinturiers. La présence de la langue et des personnages étrangers accentuent cette fracture. Cette classe sociale hybride sociologiquement et culturellement est captée à travers ses mœurs et rituels qui trahissent l’ambiguïté des rapports et leur artificialité.

Le film me semble fonctionner selon une logique de retournement ; à l’instar du titre «mille et une mains » qui récupèrent un titre mythique de la littérature «mille et une nuits» pour le retourner au service d’un autre récit celui de mille mains qui travaillent et une main qui en profitent. De même que le film revisite l’imagerie exotique de la carte postale (signalée par les murailles, le tapis, les couleurs) pour la retourner et nous offrir l’envers du décor. En somme, il s’agit le cinéaste de rendre visible, l’invisible.

Mohammed Bakrim

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